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David Lynch | The Grandmother | 1970

The Grandmother

Réalisation : David Lynch

Scénario : David Lynch

Animation : David Lynch

Prise de vues : David Lynch

Genre : surréalisme, moyen métrage

Durée : 34 minutes

Distribution
Richard White : Garçon
Dorothy McGinnis : Grand-mère
Virginia Maitland : Mère
Robert Chadwick : Père

The Grandmother – David Lynch (1970)

David Lynch | Eraserhead | 1977

Eraserhead

Titre français : Labyrinth man

Réalisation : David Lynch

Scénario : David Lynch

Décors : David Lynch

Photographie : Herbert Cardwell, Frederick Elmes

Montage : David Lynch

Musique : Peter Ivers, David Lynch

Effets spéciaux : David Lynch

Production : American Film Institute, David Lynch

Budget : 100 000 $ (estimation)

Langue : anglais

Genre : Fantastique, Horreur, Drame

Durée : 85 minutes

Format : Noir et Blanc – 35 mm – 1.85 :1 – Mono

Dates de tournage : du 29 mai 1972 à janvier 1975

Dates de sortie : États-Unis : 19 mars 1977 (Festival Filmex) ; France : 17 décembre 1980

Interdit aux moins de 16 ans

Distribution
Jack Nance : Henry Spencer
Charlotte Stewart : Mary
Allen Joseph : Bill, le père de Mary
Jeanne Bates : la mère de Mary
Judith Anna Roberts : la belle fille de l’autre côté du couloir
Jean Lange : la dame dans le radiateur
Laura Near : la grand-mère
V. Phipps-Wilson : la propriétaire

Eraserhead Trailer David Lynch





David Lynch | Symphony No. 1 : The Dream of the Broken Hearted | 1990

Symphony No. 1: The Dream of the Broken Hearted

Réalisateur : David Lynch

Producteurs : Angelo Badalamenti, David Lynch et John Wentworth

Producteurs exécutifs : Steve Golin, Monty Montgomery et Sigurjon Sighvatsson

Musique : Angelo Badalamenti et David Lynch

Montage : Bob Jenkis

Format : 1.33:1

Pays d’origine : États-Unis

Durée : 50 minutes

Distribution
Laura Dern : femme au cœur brisé
Nicolas Cage : Briseur de cœur
Julee Cruise
Lisa Giobbi : Danseuse
Félix Blaska : Danseur

Symphony No. 1: The Dream of the Broken Hearted (1990) David Lynch

David Lynch | Rabbits | 2002

Rabbits

Réalisation : David Lynch

Scénario : David Lynch

Musique : Angelo Badalamenti

Format : couleur – 1,78:1

Langue : anglais

Pays d’origine : États-Unis

Année de production : 2002

Genre : Drame, épouvante-horreur, Fantastique

Durée : 50 minutes

Distribution :
Jack : Scott Coffey
Jane : Rebekah Del Rio
Jane : Laura Elena Harring
Suzie : Naomi Watts

Rabbits (2002) David Lynch

Johnny Got His Gun | Dalton Trumbo | 1971

Johnny Got His Gun – Johnny s’en va-t-en guerre
(Etats-Unis, 1971, 111 min).

RÉALISATION, SCÉNARIO
Dalton Trumbo, d’après son roman publié en 1939.

PHOTOGRAPHIE
Jules Brenner.

DÉCORS
Harold Michelson.

MONTAGE
Millie Moore.

PRODUCTION
Bruce Campbell, Tony Monaco et Christopher Trumbo.

INTERPRÈTES
Timothy Bottoms, Kathy Fields, Marsha Hunt, Jason Robards, Donald Sutherland.

Un hymne pacifiste

Pour écrire son livre, dont il a tiré le film, Trumbo s’est inspiré de souvenirs personnels et d’articles de presse. RUE DES ARCHIVES

Jean de Baroncelli, Article paru dans l’édition « Le Monde » du 18 mai 1971

De la souffrance morale d’un jeune soldat isolé dans son corps après avoir été déchiqueté par un obus, le réalisateur tire une oeuvre onirique et émouvante. Son réquisitoire ne perd jamais de sa force.

Dalton Trumbo a 65 ans. Romancier, scénariste, auteur dramatique, il n’avait jamais fait de mise en scène de cinéma. En 1964, Luis Buñuel fut tenté de porter à l’écran Johnny Got His Gun et Trumbo travailla avec lui au scénario. Mais le producteur fit faillite. Quelques années plus tard, Trumbo reprenait le projet, et malgré le refus des “major companies” hollywoodiennes de s’intéresser à l’affaire, décidait de tourner lui-même le film.

L’histoire de Johnny Got His Gun est atroce. Pendant la première guerre mondiale, un jeune soldat américain est déchiqueté par un obus. Il n’a plus ni bras ni jambes, son visage est en bouillie. Il est aveugle et sourd. Mais son coeur bat encore. Le médecin qui le soigne (à titre expérimental) est persuadé que le cerveau est atteint.

En réalité, Johnny est parfaitement conscient. Sa mémoire fonctionne et le toucher lui permet de communiquer avec le monde extérieur. Bref, il sait ce qu’il est devenu. S’il ne souffre pas physiquement, sa souffrance morale est intolérable et, du fond de son gouffre, il hurle au secours, sans qu’on veuille l’entendre.

L’adaptation d’un tel sujet présentait de sérieuses difficultés, que Dalton Trumbo n’a pas toujours réussi à vaincre. L’essentiel du récit est, en effet, constitué par le long monologue intérieur de Johnny. Une voix qui était la sienne nous fait continuellement plonger dans son passé et dans ses rêves. Souvenirs et phantasmes oniriques que le réalisateur traduit en images souvent pesantes et maladroites. La force et l’expérience d’un Bergman ou d’un Buñuel manquent à cette partie du film.

En revanche, toutes les scènes (en noir et blanc) qui se déroulent au chevet du malade expriment parfaitement l’horreur de la situation. Et quand intervient une jeune infirmière qu’une immense pitié attache à Johnny et que, grâce à elle, celui-ci peut exprimer son désespoir, nous vivons des moments de réelle émotion. Une fois de plus, la guerre est clouée au pilori par une oeuvre implacable. Le film a des défauts, la violence du réquisitoire nous aide à les oublier.

Dalton Trumbo

Propos recueillis par Louis Marcorelles ” Le Monde ” du 2 mars 1972

J’avais écrit mon livre à la fois à partir d’expériences personnelles : mes souvenirs d’adolescence, et des articles de journaux consacrés aux victimes de la première guerre mondiale. J’étais trop jeune pour l’avoir vécue personnellement, mais je me rappelais l’excitation qu’elle avait suscitée. Plus tard, avant de rédiger le roman, j’ai lu deux comptes rendus – dans des journaux canadiens – qui m’ont beaucoup impressionnés. Ils racontaient, entre autres, la visite du roi d’Angleterre à un mutilé de guerre complètement paralysé… Il avait communiqué avec lui en l’embrassant sur la poitrine.

Le livre est né dans la ferveur. Je l’ai dicté à ma secrétaire dans un sorte d’improvisation. Je ne pensais nullement en tirer un jour un film. Puis, en 1964, j’ai rencontré le producteur de Luis Buñuel, Gustavo Alatriste (…). Alatriste me dit que Buñuel mettrait en scène le film si j’en écrivais l’adaptation, et je suis parti pour Mexico retrouver Luis, que je connaissais depuis plus de dix ans. (…) Huit mois plus tard, j’avais terminé mon adaptation et je l’ai envoyée.

Mais Gustavo Alatriste n’avait plus d’argent et le script m’est revenu. (…)
Le film achevé, je l’ai projeté à Luis, un peu comme un chien rapporte un os à son maître. Luis l’adora, particulièrement la scène où l’infirmière essaie d’étrangler Johnny et échoue. Je lui ai dit : c’est votre scène !

Effectivement, il me l’avait suggérée, c’était consigné dans le livre, de sa propre écriture. Luis, c’est un tout. Il avait conçu la scène, l’avait totalement oubliée, puis, la voyant à l’écran, l’adorait autant que lorsqu’il l’avait lui-même inventée.

L’expérience du tournage a été pour moi assez unique. J’ai découvert le pouvoir, un extraordinaire sentiment de puissance en tant que metteur en scène. Mon principal travail avec les acteurs a consisté à les entourer d’affection.

Timothy Bottoms, qui joue Johnny, avait 19 ans, il n’avait jamais paru devant une caméra, avec lui j’étais un peu comme un grand-père. Il est assez typique de la jeunesse des années 1970, hypersensible, très subjectif, un peu éloigné de la réalité. (…)

Le vieil Hollywood est mort, et pas seulement à cause de la liste noire dont j’ai été une des victimes. L’Amérique a terriblement changé après la guerre, ce n’est plus le même pays. “

Trumbo, du scénariste star au paria de la “liste noire”

Antoine Thirion “Cahiers du cinéma”

James Dalton Trumbo publie Johnny Got His Gun l’année où Hitler envahit la Pologne. A 34 ans, c’est l’un des scénaristes les mieux payés d’Hollywood. Né dans une famille pauvre du Colorado, il dut longtemps se résigner à mettre de côté sa vocation pour l’écriture, la mort de son père, en 1934, l’obligeant à travailler dans une boulangerie afin de subvenir aux besoins de sa mère et de ses soeurs.

Il parvint néanmoins à publier des nouvelles dans plusieurs revues prestigieuses, dont Vanity Fair et Vogue, jusqu’à la parution de son premier roman en 1934 (Eclipse). La même année, la Warner Bros l’engage comme lecteur, puis scénariste pour des séries B. Au moment de rejoindre la MGM en 1937, il a déjà travaillé dans tous les plus grands studios hollywoodiens : Columbia, Paramount, 20th Century Fox, RKO.

S’il n’adhère officiellement au Parti communiste américain qu’en 1943, il en était déjà bien avant un célèbre sympathisant. Le message de Johnny s’en va-t-en guerre correspond à l’époque à la ligne du parti, résolument pacifiste et critique envers Roosevelt et l’engagement militaire américain. Le parti accueille d’ailleurs le roman avec enthousiasme et l’érige en modèle de l’isolationnisme qu’il prône. Une diffusion radiophonique le popularise encore davantage, notamment grâce à James Cagney, qui prête sa voix au héros mutilé.

L’attitude du Parti communiste américain tenait en grande partie au pacte de non-agression passé par Hitler et Staline. Lorsque l’Allemagne envahit l’URSS, le parti change de position et soutient celle de Roosevelt. Trumbo ordonne alors à son éditeur de retirer son livre du marché populaire chez les pacifistes, les isolationnistes et les fascistes.

En 1944, il va jusqu’à montrer au FBI des lettres lui réclamant des copies du livre épuisé, se conformant à l’ordre du parti de dénoncer toute attitude antipatriotique.

1971.

Cela fait bientôt douze ans que le nom de Dalton Trumbo a ressurgi sur les écrans, à l’occasion d’Exodus (1959), en partie grâce à l’insistance du cinéaste Otto Preminger. La liste noire est enterrée ; les ” dix de Hollywood ” dont Trumbo faisait partie, et qui avaient été condamnés pour avoir refusé de répondre aux
questions de la commission des activités antiaméricaines (Trumbo fit dix mois de prison ferme), peuvent enfin officiellement reprendre le travail.

” Officiellement “, car Trumbo, comme d’autres, n’a pas cessé de travailler sous des noms d’emprunt. Exilé à Mexico puis en Europe, il a notamment écrit le scénario des magnifiques Gun Crazy de Joseph H. Lewis – sous le pseudonyme de Millard Kaufman, l’histoire d’une cavale amoureuse à laquelle Bonnie & Clyde empruntera beaucoup, Le Rôdeur de Joseph Losey, et Vacances romaines (Billy Wilder, 1953).

Ses alias ont même reçu à plusieurs occasions des Oscars, dont Robert Rich pour Les clameurs se sont tues (Irving Rapper, 1956), rendu à son auteur en 1975, de même qu’une statuette posthume en 1993 pour Vacances romaines.

Cinq ans avant de mourir d’une crise cardiaque consécutive à un cancer du poumon, Trumbo tourne l’adaptation de son fameux roman de 1939, lequel entre alors en résonance avec le désastre du Vietnam.

Johnny s’en va-t-en guerre demeure son seul film en tant que réalisateur – tâche qu’il n’a au fond jamais réellement souhaitée, convaincu au contraire que le véritable auteur d’un film est son scénariste.

Johnny Got His Gun – Johnny s’en va-t-en guerre (1971) Dalton Trumbo



Johnny Got His Gun – Johnny s’en va-t-en guerre (1971) Dalton Trumbo

Stanley Kubrick | 1928 – 1999

Stanley Kubrick

Auteur de treize longs métrages, travailleur exigeant et infatigable, l’Américain a laissé à sa mort, en 1999, une série de créations monumentales, chacune inscrite dans un genre différent, du magistral “2001 : l’Odyssée de l’espace” au labyrinthique “Shining“, en passant par “Barry Lyndon“.

BIO EXPRESS

1928.
Naissance le 26 juillet dans le Bronx, à New York, dans une famille juive originaire d’Europe centrale. Son père est médecin, pianiste et photographe amateur, sa mère est chanteuse et danseuse.

1945.
Il entre comme photographe au magazine Look.

1948.
Mariage avec Toba Metz, une ancienne camarade de classe, dont il divorcera en 1951.

1950-1951.
Premiers courts métrages : Prizefighter, sur la journée d’un boxeur, et Flying Padre, deux jours dans la vie d’un révérend catholique.

1953.
Premier long métrage : Fear and Desire.

1954.
Léopard d’or à Locarno pour Le Baiser du tueur. Il épouse Ruth Sobotka (divorce en 1957).

1957.
Les Sentiers de la gloire, scandale auprès des anciens combattants qui découragent les producteurs de présenter le film à la censure française. Il ne sortira en France qu’en 1972.

1958.
Il épouse l’actrice Christiane Susan Harlan. Ils auront deux enfants. A partir de 1975, Jan Harlan, le frère de Christiane Susan, deviendra le producteur exécutif des films de Kubrick.

1961.
Exil en Grande-Bretagne.

1962.
Lolita, adapté du roman de Nabokov. Scandale auprès des ligues puritaines.

1964.
Docteur Folamour.

1968.
2001 : l’Odyssée de l’espace.

1972.
Sortie d’Orange mécanique. Polémique en Grande-Bretagne. Kubrick reçoit des menaces de mort et fait retirer le film des écrans britanniques.

1975.
Barry Lyndon remporte quatre Oscars.

1980.
Shining.

1999.
Décès le 7 mars dans sa résidence de la banlieue de Londres. Il laisse plusieurs projets inachevés : un film sur Napoléon ; The Aryan Papers, sur le nazisme ; A.I., confié à Steven Spielberg. Sortie de Eyes Wide Shut.

Le perfectionniste

Isabelle Regnier, Article paru dans l’édition « Le Monde » 30 Septembre 2007

Stanley Kubrick. Portée par une insatiable exigence esthétique, technique, narrative, son oeuvre, qui ne compte que treize films, n’en est pas moins monumentale.

Cinéaste de la démesure, Stanley Kubrick est l’auteur d’une oeuvre aussi rare, par le nombre de films qu’elle compte – treize, seulement ! – que monumentale à l’échelle de chacun d’entre eux. Portée par une insatiable exigence esthétique, technique, narrative, cette oeuvre se présente comme une succession de créations magistrales, chacune inscrite dans un genre cinématographique différent. Parmi elles, plusieurs chefs-d’oeuvre se distinguent par la manière dont ils en ont cristallisé, de manière éblouissante, toutes les possibilités.

Ainsi, Docteur Folamour ou Comment j’ai appris à ne plus m’en faire et à aimer la bombe, farce grinçante et délirante sur la bombe atomique dans laquelle Peter Sellers, en ancien nazi débauché par les Américains, porte son art du burlesque au pinacle.

Suivront : 2001 : l’Odyssée de l’espace, film de science-fiction indépassable sur le combat entre l’homme et la machine dans une mise en scène rigoureuse et des décors d’une magnificence vertigineuse ; Barry Lyndon, fresque picturale dont la puissance d’attraction n’a jamais totalement livré les clés de son mystère ; ou encore Eyes Wide Shut, abîme d’ambiguïté sur les affres du couple moderne, incarné par deux des plus grandes stars du cinéma international, Tom Cruise et Nicole Kidman. Auxquels s’ajoutent une liste de films majeurs : Les Sentiers de la gloire, Spartacus, Lolita, Orange mécanique, Shining ou Full Metal Jacket.

Stanley Kubrick a, un temps, rêvé de devenir batteur de jazz, avant de se passionner pour la photographie. Repéré à l’âge de 17 ans par le magazine Look pour un de ses clichés (un marchand de journaux accablé par la nouvelle de la mort de Franklin D. Roosevelt), il entame alors une carrière de photographe de presse. Après cinq ans passés dans ce métier, où il développe un sens aigu de la lumière et de la composition des cadres, il réalise deux courts métrages documentaires, qui seront distribués par la RKO. Ses premiers longs métrages ne se feront pas attendre.

Habités par la violence et la folie, ses films sont souvent l’objet de scandales ou de polémiques. Leur raison d’être était fréquemment liée à une avancée des techniques cinématographiques dans lesquelles Kubrick voyait un moyen de réinventer le cinéma. Ainsi, c’est l’utilisation de la steadycam qui donne à Shining sa forme labyrinthique. Tandis que l’esthétique si particulière de Barry Lyndon, inspirée de peintures anglaises du XVIIIe siècle, est liée à un objectif conçu pour la NASA qui rendait possible l’éclairage des scènes à la bougie

Perfectionniste entêté, Stanley Kubrick voulait tout contrôler, de l’écriture jusqu’aux doublages en langue étrangère, de sa parole publique (quasi inexistante) à la circulation de ses films. Il fit ainsi disparaître les copies de ses deux premiers longs métrages, Fear and Desire et Le Baiser du tueur, après les avoir désavoués. Incompatible avec le système hollywoodien, son besoin de maîtrise totale le poussa à s’installer en Grande- Bretagne à partir de 1961, où il réalisa la partie la plus importante de son oeuvre.

Le Bon, la Brute et le Truand | The Bad, The Good and The Ugly | Sergio Leone | 1966

Italian : Il Buono, il Brutto e il Cattivo

English : The Bad, The Good and The Ugly

French : Le Bon, la Brute et le Truand

Directed : Sergio Leone

Produced : Alberto Grimaldi

Screenplay : Age & Scarpelli, Sergio Leone, Luciano Vincenzoni

Story : Sergio Leone, Luciano Vincenzoni

Starring : Clint Eastwood, Lee Van Cleef, Eli Wallach

Music : Ennio Morricone

Cinematography : Tonino Delli Colli

Editing : Eugenio Alabiso, Nino Baragli

Distributed : United Artists

Release date : 15 December 1966 (Italy)

Running time : 177 minutes

Country : Italy

Language : Italian, English

Un western baroque

Isabelle Régnier, Article paru dans l’édition « Le Monde » du 06.01.2008

De gros plans en grands espaces étirés en largeur, de lenteur contemplative en accès de violence fulgurante… une vision outrancière et délirante de la légende de l’Ouest américain

Dernier volet de la trilogie centrée sur le personnage de héros solitaire interprété par Clint Eastwood, Le Bon, la Brute et le Truand est aussi le plus abouti des trois.

Le film, situé en pleine guerre de Sécession, suit les trajectoires de trois chasseurs de primes en quête du même butin qui vont se croiser et finalement se rejoindre dans une extraordinaire confrontation aux abords d’un cimetière.

Construit comme une succession de tableaux, le film s’ouvre par trois scènes de présentation des trois personnages principaux. Chacune se clôt par un arrêt sur son image, l’inscription de son nom sur l’écran et une phrase de la musique mythique d’Ennio Morricone.

On découvre ainsi « le Truand » (Eli Wallach) fuyant des poursuivants et se jetant à travers une fenêtre fermée derrière laquelle il laisse une dizaine de morts. Vient ensuite « la Brute », sous les traits inquiétants de Lee Van Cleef, qui s’adonne à un numéro de cruauté gratuite invraisemblable qu’il justifie par une soidisant éthique professionnelle : « Je fais toujours ce pour quoi on m’a payé. » Arrive enfin « le Bon », tout aussi retors que les deux premiers, interprété par Clint Eastwood.

L’homme, surnommé Blandin, est engagé dans une association avec le truand, dont la tête est mise à prix, en vue d’empocher la rançon et de faire monter les enchères. Cruauté pure, primat de l’argent, absence de psychologie, ironie noire, voici donc posés les éléments fondateurs du « western spaghetti » à la Leone, qui s’épanouissent ici dans le contexte de la guerre civile américaine, où les personnages, par pur opportunisme, passent régulièrement d’un camp à l’autre, quitte à en faire les frais, le jour où la poussière du désert leur fait confondre l’uniforme des Yankees avec celui des Confédérés.

L’absurdité de la guerre est ici la cible de l’humour vitriolé du cinéaste, qui poursuit sa réflexion sur la légende de l’Ouest en déployant une démesure baroque plus maîtrisée que jamais.

Alternance de très gros plans et de grands espaces étirés dans des largeurs inédites, cadres composés comme des tableaux de la Renaissance, avec des jeux de perspectives délirants, outrance des contrastes entre une lenteur contemplative et des accès de violence fulgurante…

Si Sergio Leone a tant aimé le western, c’est qu’il y voyait non seulement la quintessence du cinéma américain, mais aussi celle de l’inconscient collectif de ce pays tout entier et de son imaginaire.

« Plus qu’un genre cinématographique, le western est le territoire de nos rêves », commentait-il.

Il Buono, il Brutto e il Cattivo | The Bad, The Good and The Ugly | Le Bon, la Brute et le Truand (1966) Sergio Leone

Sergio Leone | 1929 – 1989

Sergio Leone

Son nom est attaché au western, version italienne. Sergio Leone est un styliste brillant, auteur de grands films populaires qui sont aussi de véritables leçons de cinéma et qui, aujourd’hui encore, influencent de grands cinéastes américains tels que Francis Ford Coppola, Martin Scorsese ou Quentin Tarantino.

Isabelle Régnier, Article paru dans l’édition « Le Monde » du 06.01.2008

Il est reconnu comme un maître par des cinéastes tels que Sam Pekimpah, Martin Scorsese, Steven Spielberg, ou Quentin Tarantino.

Sergio Leone n’a pourtant réalisé que sept longs métrages, mais il a su imposer une vision radicalement moderne et noire de l’Amérique et de ses mythes, ainsi qu’un style éblouissant, qui fit  voler en éclat les canons cinématographiques préexistants.

Enfant de la balle, Sergio Leone a assisté pendant son enfance à la mise au ban de son père, le réalisateur Roberto Roberti, par le régime fasciste. Encore lycéen, alors que celui-ci se voit confier une nouvelle mise en scène après de longues années de chômage, il commence à travailler sur ses tournages, et devient pendant la guerre le plus jeune assistant réalisateur d’Italie.

Très tôt il se lance dans l’écriture d’un scénario sur la jeunesse romaine, mais la découverte, en 1953, de I Vitelloni, de Federico Fellini, dans lequel il reconnaît, les idées et les thèmes qu’il voulait porter à l’écran, donne un coup d’arrêt à ses ambitions de réalisateur. Décidé à rester assistant, il travaille pour les maîtres du néoréalisme italien et pour des cinéastes américains venus tourner dans les studios de la Cinecitta.

Jusqu’au jour où le réalisateur Mario Bonnard, qu’il assistait sur le tournage des Derniers Jours de Pompéi (1959), dont il a coécrit le scénario, tombe malade. La production lui demande de terminer le film. Le pas est franchi, et, en 1961, Sergio Leone réalise son premier long métrage : Le Colosse de Rhodes, un péplum.

Trois ans plus tard, il lance la veine du « western spaghetti », avec Pour une poignée de dollars. Tournée en Espagne pour cause de budget modeste, cette adaptation du Garde du corps, d’Akira Kurosawa, sera, comme ses deux films suivants (Et pour quelques dollars de plus et Le Bon, la Brute et le Truand), un immense succès public.

La critique mettra plus longtemps à reconnaître les qualités de ces westerns teintés d’ironie amère, influencés par le film noir, qui se distinguent par un formalisme extrême, un art du temps et de l’espace fondé sur des jeux de contrastes très forts.

Partie intégrante de la narration, l’utilisation de la musique d’Ennio Morricone, est, par ailleurs, une des grandes marques de fabrique du cinéaste, qui la commandait en amont et la faisait jouer pendant les tournages.

Fasciné par l’Amérique et par son cinéma, Sergio Leone s’intéresse à la manière dont la violence et la corruption gangrènent la mythologie du pays. Il ne tournera pourtant que deux fois aux Etats-Unis, pour quelques scènes d’Il était une fois dans l’Ouest, et pour Il était une fois en Amérique.

Entre-temps, il aura réalisé Il était une fois la révolution, situé pendant la révolution mexicaine, refusé de tourner le scénario du Parrain, produit une poignée de films, et collaboré à divers tournages.

Gastronome compulsif au point d’être devenu obèse, Sergio Leone est mort à 60 ans, en 1989, alors qu’il préparait Les 900 Jours de Leningrad, une histoire d’amour sur fond de seconde guerre mondiale.

Bio Express

3 janvier 1929. Naissance à Rome. Son père, Vincenzo Leone, dit Roberto Roberti, est réalisateur et sa mère, Brice Valerian, est actrice.

1945. Premiers pas comme assistant réalisateur.
1948. Assistant et figurant sur Le Voleur de bicyclette, de Vittorio de Sica.
1951. Assistant réalisateur sur Quo Vadis, de Mervyn LeRoy.
1954. Assistant de Raoul Walsh sur les scènes de bataille d’Hélène de Troie, de Robert Wise.
1959. Assistant réalisateur sur Ben Hur de William Wyler. Il termine Les Derniers Jours de Pompei, dont il a coécrit le scénario, à la place de Mario Bonnard, tombé malade.

1960. Mariage avec Carla, une ballerine avec qui il aura trois enfants.

1961. Le Colosse de Rhodes est son premier long métrage.

1964. Pour une poignée de dollars, le premier western de la trilogie de « L’homme sans nom », adapté du Garde du corps, d’Akira Kurosawa, avec Clint Eastwood et Gian Maria Volonte, sur une musique d’Ennio Morricone.

1965. Et pour quelques dollars de plus.

1966. Le Bon, la Brute et le Truand.

1967. Il était une fois dans l’Ouest, avec Henry Fonda, Claudia Cardinale et Charles Bronson, sur un scénario coécrit avec Bernardo Bertolucci et Dario Argento.

1971. Il était une fois la révolution, qu’il réalise à la suite d’un différend artistique avec le cinéaste Peter Bogdanovich.

1973. Il tourne quelques scènes de Mon nom est personne, le western parodique de Tonino Valerii avec Terence Hill et Henry Fonda.

1984. Il était une fois en Amérique, avec Robert De Niro et James Woods.

30 avril 1989. Il meurt d’une crise cardiaque à Rome, alors qu’il travaillait à une nouvelle épopée, Les 900 Jours de Leningrad.

Fiche Technique du 1er long métrage de Sergio Leone

Titre italien : Il Colosso di Rodi

Titre français : Le Colosse de Rhodes

Titre espagnol : El Coloso de Rodas

Titre anglais : The Colossus of Rhodes

Scénario : Luciano Chitarrini, Ennio De Concini, Carlo Gualtieri, Sergio Leone, Luciano Martino, Ageo Savioli, Cesare Seccia, Duccio Tessari

Musique : Angelo Francesco Lavagnino

Photographie : Antonio L. Ballesteros

Assistant réalisateur : Yves Boisset

Montage : Eraldo Da Roma

Décors : Ramiro Gómez

Costumes : Vittorio Rossi

Pays d’origine : Espagne, France, Italie

Langue de tournage : Anglais

Producteurs : Michele Scaglione, Eduardo de la Fuente, Cesare Seccia

Sociétés de production : Cinema Television International (CTI), Cineproduzioni Associati, Comptoir Français du Film Production (CFFP), Procusa

Société de distribution : MGM

Format : couleur par Eastmancolor — 35 mm — 2.35:1 (Supertotalscope) — monophonique (Westrex Recording System)

Genre : Péplum

Date de sortie : 16 juin 1961 en Espagne

Durée : 130 min (Italie 139 min, Espagne 123 min)

Il Colosso di Rodi | Le Colosse de Rhodes | The Colossus of Rhodes (1961) Sergio Leone

Le Cuirassé Potemkine | Sergeï Mikhaïlovitch Eisenstein | 1925

LE CUIRASSÉ POTEMKINE (Bronienocets Potiomkine, Battleship Potempkin, URSS, 1925, muet, 70 min).

RÉALISATION : Сергей Михайлович | Sergeï Mikhaïlovitch Eisenstein.

SCÉNARIO : S. M. Eisenstein, Nina Agadzhanova.

PHOTOGRAPHIE : Vladimir Popov, Edouard Tissé.

MONTAGE : S. M. Eisenstein.

PRODUCTION : Goskino/Mosfilm, Jacob Bliokh.

INTERPRÈTES : Alexandre Antonov, Vladimir Barski, Grigori Alexandrov, Beatrice Vitoldi.

La puissance contestataire

Jean-Michel Frodon. Article paru dans l’édition « Le Monde » du 23.01.2005

Il en sera arrivé des avanies, à ce navire de guerre baptisé du nom d’un ministre qui n’a pas laissé un souvenir heureux dans l’histoire. Combats, mauvais traitements et mutinerie à bord, censure et interdiction du film…

La plus grave, paradoxalement, parmi ces avanies est sans doute la plus récente : la gloire, l’inscription au patrimoine de la cinéphilie mondiale l’auront recouvert d’une épaisse couche de rouille honorifique, qui menace d’envoyer par le fond de la ringardise un chef-d’oeuvre vivant, compliqué, inventif et émouvant.

Il faudrait ne rien savoir du film, n’avoir pas entendu la chanson de Ferrat, oublier les images trop célèbres, la poussette, les bottes des soldats sur les marches d’Odessa, le corps du marin Vakoulin-tchouk au bout de la jetée, le lion de pierre qui se dresse et rugit…

Il faudrait juste s’asseoir dans la pénombre et regarder, entrer dans le rythme, les associations, le jeu des grosseurs de cadre et des durées de plan, les élans du graphisme des intertitres en contrepoint de celui des corps individuels et des groupes structurés par leur dynamique plutôt que par leur forme. Ça bouge tout le temps, ça rigole en coin, s’enthousiasme et s’émeut de l’oppression, de la révolte, de la solidarité.

Sergueï Mikhaïlovich Eisenstein n’était en rien un peintre d’icônes, il était un compositeur et un chorégraphe. Ses films, celui-là exemplairement, sont farandole, danse macabre, valse somptueuse et bamboula d’enfer. Les images et les idées, les blancs et les noirs, les formes et les symboles sont ses notes et ses danseurs, il les arpège et les emballe. S. M. Eisenstein croyait, comme cinéaste, à la révolution, il fit un film qui était révolutionnaire d’abord par l’énergie qu’il entendait transmettre à qui le regarderait.

Réalisé pour le vingtième anniversaire de la Révolution de 1905, « répétition générale » de celle de 1917, le film n’est certes pas une reconstitution historique fidèle. Semblant inventer sans cesse, séquence après séquence, son récit et ses modes de narration, il est la manifestation peut-être la plus condensée et la plus percutante de cette double espérance que seraient à la fois la puissance contestataire du cinéma comme acte politique et la nature révolutionnaire de l’art cinématographique comme mise en crise féconde des arts existant auparavant.

Malgré les nombreuses divergences qui les opposaient, c’est ce que croyaient ensemble les grands cinéastes soviétiques de ces années-là, Eisenstein et Vertov, Poudovkine et Barnet, Dovjenko, Kozintsev et Medvedkine. C’est ce que n’ont cessé de retrouver, au fil des décennies et jusqu’à aujourd’hui, les cinéastes qui n’ont cessé depuis d’« inventer » le cinéma.

C’est ce qui rend passionnant l’accueil public d’un film qui rompait avec les recettes romanesques et théâtrales (celles du cinéma pompier, alors comme aujourd’hui), un film sans héros ni fil dramatique simple, et qui dans les seuls pays où il put sortir alors, URSS et Allemagne, obtint une énorme succès populaire.

Dans quelle mesure est-ce la raison de son interdiction en France en Grande- Bretagne, en Italie, au Japon, de son caviardage indécent aux Etats-Unis (alors qu’il était vu comme un chef-d’oeuvre stimulant par les patrons de studio et les réalisateurs de Hollywood, qui le copièrent beaucoup) ? Ce serait faire beaucoup d’honneur aux censeurs, mais ils ont dû se douter de quelque chose.

Genèse d’un chef-d’oeuvre

S. M. Eisenstein. Article paru dans l’édition “Le Monde” du 23.01.2005
Dans un article publié en 1945 (et traduit dans les Cahiers du cinéma en 1952), Sergueï Mikhaïlovitch Eisenstein parle de son film, « Le Cuirassé Potemkine », et de la révolution russe.

Pour faire un film sur un cuirassé, il faut… un cuirassé. Et pour retracer l’histoire d’un cuirassé de l’année 1905, il faut notamment que le cuirassé soit du type 1905. En vingt ans – nous étions alors dans l’été 1925 – les silhouettes des bateaux de guerre avaient changé du tout au tout.

Ni dans la baie de Louga, du golfe de Finlande – c’est-à-dire dans la flotte de la mer Baltique -, ni dans la flotte de la mer Noire il n’existait plus de cuirassé du type ancien. Voici un cuirassé qui danse gaiement sur les eaux de Sébastopol. Mais ce n’est pas du tout celui qu’il nous faut. Il n’a pas cette croupe large, si particulière, il lui manque le pont arrière, théâtre du célèbre drame que nous avons à reconstituer.

Quant au véritable Potemkine, il est mis à la ferraille depuis des années. Impossible même de retrouver la trace de l’histoire dont le tourbillon a dispersé et balayé la lourde cuirasse de tôle qui recouvrait autrefois les flancs robustes du bateau. Toutefois, les limiers de la recherche nous firent savoir que si le Prince-Potemkine-de-Tauride lui-même n’était plus, son ami et parent du même type, autrefois puissant et glorieux, le cuirassé Douze-Apôtres était encore en vie. (…)

C’est sous le signe des mines que tout le travail s’accomplit. Défense de fumer. Défense de courir. Défense même d’aller sur le pont, sans nécessité absolue. (…)

Il eût fallu des mois pour décharger les mines et nous n’avons que quinze jours pour achever le film avant l’anniversaire. Essayez un peu de tourner une révolte dans pareilles conditions ! Mais « les obstacles n’existent pas pour les Russes », et la révolte fut tournée !

Ce n’est pas en vain que les mines ont remué dans le ventre du vieux cuirassé et frémi du fracas des événements historiques qui reprenaient vie sur le pont. Le rejeton cinématographique a emporté dans son tour du monde quelque chose de leur puissance explosive. L’image du vieillard révolté a causé bien des inquiétudes à beaucoup de censures et de polices d’Europe. Il n’y eut pas moins de remous dans l’esthétique cinématographique. (…)

La scène de la fusillade sur l’escalier d’Odessa ne figurait sur aucun scénario préliminaire, sur aucune des notes préparatoires au montage. C’est la rencontre même de l’escalier qui la fit naître. (…) C’est l’élan même de ces marches qui fit jaillir l’idée de la scène. Son mouvement irrésistible poussa l’imagination du metteur en scène à créer lui aussi un autre élan.

On pourrait dire que la terreur de la foule se précipitant jusqu’au bas des marches d’un seul mouvement n’est rien autre que l’incarnation de cette première émotion, ressentie à la vue de l’escalier lui-même. (…) Et voici que cet épisode particulier incarne l’émotion de l’épopée de 1905 tout entière. La partie a pris la place du tout. Et la partie s’est imprégnée de l’émotion du tout. Comment la chose fut-elle possible ?

La revalorisation du gros plan qui transforme un détail d’information en une particularité susceptible d’évoquer tout un ensemble dans l’esprit et le coeur du spectateur y est pour beaucoup. Ainsi le pince-nez du médecin au moment voulu prend la place de l’homme : le pince-nez balancé par les vagues remplace le médecin en train de se débattre dans les algues, après le jugement sommaire des marins. (…)

Le morceau de viande avariée grandit jusqu’à devenir le symbole des conditions inhumaines de vie, imposées à l’armée et à la flotte aussi bien qu’aux exploités de « la grande armée du travail ». La scène de la plage arrière a absorbé les traits de cruauté caractéristique de la répression tsariste contre toute tentative de révolte.

Cette scène symbolise également le mouvement de riposte non moins caractéristique de ceux qui reçurent en 1905 l’ordre de sévir contre les révoltés. Le refus de tirer sur la foule, sur la masse, sur le peuple, sur les frères, c’est un élément propre à l’atmosphère de l’année « cinq » ; il illustre le passé de plusieurs unités de l’armée que la réaction lâchait contre les révoltés.

La scène funèbre devant la dépouille mortelle de Vakoulintchouk fait écho à toutes les obsèques de victimes de la révolution, qui se transformaient en manifestations ardentes, provoquant bagarres et massacres. (…)

Enfin, la dernière image du film, le passage victorieux du cuirassé à travers l’escadre de l’Amirauté, cet accord majeur qui met fin aux événements, porte en elle, cette fois encore, la vision entière de la révolution de l’année « cinq ».

Nous connaissons la suite de l’histoire du cuirassé. Il fut bloqué à Constanza puis rendu au gouvernement tsariste. Une partie des marins échappa. Mais Matinchenko, tombé aux mains des bourreaux tsaristes, fut exécuté. Toutefois, l’histoire filmée du cuirassé se clôt avec raison sur une victoire. Car, du point de vue purement historique, la révolution de l’année « cinq », noyée elle-même dans le sang, figure dans le cours des événements révolutionnaires, avant tout comme un fait victorieux. Elle annonce la victoire finale d’Octobre. (…)

S. M. Eisenstein

L’artiste de la Révolution

Florence Colombani. Article paru dans l’édition « Le Monde » du 23.01.2005

Les encyclopédies américaines l’appellent le « Griffith soviétique ». Comme son aîné américain, Sergueï M. Eisenstein est l’inventeur d’une grammaire essentielle pour tous les cinéastes. Le jeune homme a dix-neuf ans en 1917 et un diplôme d’ingénieur. Enflammé par les promesses de la Révolution, il se lance dans le théâtre, aux côtés de l’acteur et metteur en scène Vsevolod Meyerhold. Mais dans l’URSS naissante, le prestige du cinéma, art moderne, est incomparable.

En 1922, Kozintsev, Trauberg et Youtkevitch créent la Fabrique de l’acteur excentrique, qui favorise des formes d’expression comme le jazz, le burlesque ou la boxe. Dans cette mouvance, Eisenstein commence son oeuvre de théoricien. Son premier long-métrage, La Grève, dénonce la condition ouvrière dans la Russie tsariste. Un tel acte de foi dans le nouveau régime lui vaut une commande prestigieuse : une oeuvre pour commémorer la révolution de 1905.

Ambitieux, Eisenstein conçoit une vaste fresque dont il commence le tournage à Moscou. Mais ni le temps ni la météo ne sont au rendez-vous. Voici l’équipe partie, racontera-t-il, « à la recherche des derniers rayons du soleil, du côté d’Odessa et de Sébastopol ». Le cinéaste décide alors que « la partie va tenir lieu du tout » : un épisode, celui de la révolte à bord du cuirassé Prince Potemkine, « va matérialiser affectivement toute l’épopée de 1905 ».

La splendeur du Cuirassé Potemkine impose Eisenstein comme un artiste de génie. Le pouvoir lui commande aussitôt Octobre, qui sort en 1927 pour célébrer l’anniversaire de la Révolution. Le choix des comédiens obéit à des considérations d’ordre idéologique. Ainsi, un ouvrier est choisi pour jouer Lénine. Eisenstein dispose de moyens exceptionnels. L’armée rouge et la population de Leningrad sont mobilisées pour des scènes de foule.

Cette opulence a son prix : Eisenstein doit obéir aux souhaits du bureau politique. Trotski vient d’être expulsé pour activités contre-révolutionnaires. Interdiction, donc, de mettre en avant son rôle en 1917. La légende dit que Staline en personne vint s’en assurer dans la salle de montage.

Eisenstein poursuit sa réflexion sur la nature du cinéma, en accordant une importance primordiale au montage.

En 1929, il est autorisé à quitter le pays pour une mission d’étude sur le cinéma parlant. Il visite Berlin, Paris, puis Hollywood, où la Paramount l’a invité. A son retour en 1932, éprouvé par le tournage de Que viva Mexico ! qu’il n’a pu achever, il est accueilli avec une méfiance hostile. On exige de lui une autocritique publique lors d’un congrès ; il doit arrêter un film en plein tournage (Le Pré de Béjine ).

Pourtant, Staline lui fait assez confiance pour le laisser tourner un nouveau chef-d’oeuvre, Alexandre Nevski. Eisenstein succombe à une crise cardiaque en 1948, quelques mois à peine après l’interdiction du deuxième volet de son Ivan le terrible, portrait d’un tyran paranoïaque.

Extrait : Le Cuirassé Potemkine (1925) Sergeï Mikhaïlovitch Eisenstein

Alphaville | Jean-Luc Godard | 1965

Titre : Alphaville, une étrange aventure de Lemmy Caution

Réalisation : Jean-Luc Godard

Acteurs principaux : Eddie Constantine, Anna Karina, Akim Tamiroff

Scénario : Jean-Luc Godard

Photographie : Raoul Coutard

Montage : Agnès Guillemot

Musique : Paul Misraki

Production : André Michelin

Société(s) de production : Athos Films

Pays d’origine : France, Italie

Langue(s) originale(s) : (fr)

Genre : Policier, Science-fiction, Dystopie

Durée : 99 min

Sortie : 5 mai 1965

Principale(s) récompense(s) : Ours d’or au Festival de Berlin en 1965

Offret | Le Sacrifice | Andrei Tarkovski | 1986

Titre original : Offret

Titre Français : Le Sacrifice

Réalisation : Andreï Tarkovski

Acteurs principaux :
Erland Josephson,
Susan Fleetwood,
Valérie Mairesse,
Allan Edwall,
Gudrun Gisladottir,
Sven Wollter,
Filippa Franzen,
Tommy Kjellqvist

Scénario : Andreï Tarkovski

Photographie : Sven Nykvist

Musique :
Johann Sebastian Bach,
Watazumido Shuso

Production : Anna-Lena Wibom

Société(s) de distribution : Sandrew (Suède)

Pays d’origine :
Suède
Royaume-Uni
France

Langue(s) originale(s) suédois / anglais / français

Durée : 149 min

Sortie : 1986

Andreï Tarkovski : BIO EXPRESS

1932 Naissance le 4 avril à Zavraje (Russie), province d’Ivano. Son père est le poète russe Arseni Tarkovski, et sa mère, Maria Vishnyakova, est diplômée de littérature.

1937 Le père quitte le foyer familial. Andrei s’installe à Moscou avec sa mère et sa soeur Marina.

1939 Evacuation de Moscou pendant la guerre, la famille s’installe chez la grand-mère maternelle.

1943 Retour à Moscou.

1954 Intègre l’Institut central du cinéma (VGIK).

1956 Réalise son premier court métrage, Les Tueurs, en noir et blanc, d’après une nouvelle de Hemingway.

1957 Epouse Irma Raush, rencontrée au VGIK, avec qui il aura un fils, Arseny, en 1962.

1960 Le Rouleau compresseur et le violon, un moyen métrage en couleurs, est son film de fin d’études.

1962 Son premier long métrage, L’Enfance d’Ivan, remporte le Lion d’or à Venise.

1969 Remporte le prix Fipresci de la critique internationale à Cannes pour Andrei Roublev.

1970 Divorce de sa première femme, épouse Larissa Kizikova, assistante de production sur Andrei Roublev, avec qui il aura un fils, Andrei, en 1970.

1976 Met en scène Hamlet au théâtre Lenkom de Moscou. Le tournage de Stalker tourne au fiasco.

1979 Termine Stalker.

1983 Nostalghia reçoit le Grand Prix du cinéma de création à Cannes, le prix Fipresci et le Prix oecuménique.
Met en scène Boris Godounov au Royal Opera House de Londres.

1984 Annonce au cours d’une conférence de presse donnée à Milan qu’il ne retournera jamais en Union soviétique.

1985 Tourne Le Sacrifice en Suède. Apprend qu’il est atteint d’un cancer du poumon.

1986 S’installe à Paris où le rejoignent sa femme et son fils. Décède le 28 décembre à Neuilly-sur-Seine.

Missionnaire

Article d’Isabelle Regnier paru dans l’édition « Le Monde » du 27.01.2008

Andreï Tarkovski. Poète, philosophe, mystique… L’artiste russe, reconnu comme l’un des grands maîtres du septième art, considérait son oeuvre comme « une prière »

Venu relativement tard au cinéma, Andreï Tarkovski a passé sa vie à ferrailler avec les autorités soviétiques, et n’a laissé derrière lui que sept films.

Mort jeune, à 54 ans, il est reconnu comme le cinéaste russe le plus important de la seconde moitié du XXe siècle et, plus largement, comme l’un des grands maîtres du septième art. Poète, philosophe, mystique, Andreï Tarkovski se considérait comme un sculpteur de temps, investi, en tant qu’artiste, d’une mission envers Dieu : « Mes films ne sont pas une expression personnelle, mais une prière. »

Emplis de visions sidérées et sidérantes du monde, ses films ont inspiré de nombreux cinéastes, parmi lesquels Ingmar Bergman, qui écrivit sur leur auteur : « Si Tarkovski est pour moi le plus grand, c’est parce qu’il apporte au cinématographe, dans sa spécificité, un nouveau langage qui lui permet de saisir la vie comme apparence, comme songe. »

Né en 1932 dans la province russe d’Ivano, Andreï Tarkovski est profondément marqué, dans son enfance, par le départ de son père, le poète Arseni Tarkovski, et par la vie qu’il mène ensuite, où il est ballotté avec sa mère et sa soeur au gré des événements, et notamment de la guerre – autant d’événements qui trouveront des échos dans son film autobiographique, Le Miroir.

Initié à la musique, la peinture, la sculpture, Tarkovski s’engage, une fois à l’université, dans des études d’arabe, qu’il abandonne en cours de route.
Engagé comme géologue par l’Académie des sciences de Moscou, il formule le projet de devenir cinéaste alors qu’il est embarqué dans une longue mission dans la région de Krasnoïarsk.

Admis au VGIK (l’Institut central du cinéma) en 1956, il découvre, sous la tutelle de son professeur, Mikhaïl Romm, le néoréalisme italien, la nouvelle vague française, les films de Kurosawa, de Buñuel, de Bergman, Bresson, Mizoguchi… et réalise, l’année suivante, son premier court-métrage, Les Tueurs, adapté d’une nouvelle d’Hemingway. En 1960, Le Rouleau compresseur et le Violon, son film de fin d’étude, reçoit le premier prix du Festival de films d’étudiants de New York, la première d’une longue série de distinctions internationales.

Son premier long-métrage, L’Enfance d’Ivan, en effet, est couronné par le Lion d’or à Venise. Hormis Le Miroir, les suivants – Andreï Roublev, Solaris, Stalker, Nostalghia, Le Sacrifice – iront tous à Cannes, et plusieurs seront primés. Aucun toutefois ne recevra la Palme d’or.

Constamment tiraillé entre l’Orient et l’Occident, le cinéaste fuit le régime soviétique en 1982, laissant derrière lui sa femme et son fils, Andreï. Il tourne Nostalghia en Italie, avec le soutien de la RAI, et Le Sacrifice, son dernier film, en Suède. Atteint d’un cancer du poumon, il meurt à Paris en 1986, aux côtés de sa femme et de son fils, qui ont finalement obtenu l’autorisation de quitter l’URSS pour le rejoindre.

Le Sacrifice. Un acte de foi

Dans ce film testament, Andreï Tarkovski aborde son angoisse de l’envahissement matérialiste de la société contemporaine. Une problématique chrétienne assumée

Dernier film d’Andreï Tarkovski, adapté d’une nouvelle qu’il écrivit lui-même en 1984, réalisé en Suède alors qu’il vivait coupé de sa femme et de son fil depuis plusieurs années, Le Sacrifice peut être considéré comme l’œuvre testamentaire du cinéaste.

Le sacrifice en question est celui d’un intellectuel, athée, bourgeois, Alexander (Erland Josephson, l’acteur bergmanien de Scènes de la Vie conjugale, de Saraband…), qui se retrouve saisi d’effroi le jour de son anniversaire quand la télévision lui apprend qu’une guerre nucléaire a été déclarée. Il s’agenouille alors devant Dieu et s’engage à renoncer à tout ce qu’il possède – famille, amis, maison, biens matériels… – si le monde reprenait le cours qui était le sien, juste avant l’effroyable événement. Le miracle se produit, et l’homme exécute sa promesse.

Le film commence au bord d’une rivière, où Alexander arrive avec son fils, rendu muet à la suite d’une opération, pour planter avec lui un arbre sec. Ce faisant, il lui raconte une parabole japonaise sur un garçon qui, à force d’arroser ainsi chaque jour un arbre sec, obtint de le voir renaître à la vie au bout de trois ans. Dans le même plan-séquence, sans que l’homme se soit arrêté de parler, un autre arrive à vélo, le facteur, qui l’entraîne dans une longue discussion métaphysique, puis s’en va, le laissant poursuivre seul ses divagations, dans ce qui s’apparente à une véritable logorrhée.

Le film s’achève au même endroit, près de la rivière, après une journée et une nuit durant lesquelles le temps semble s’être littéralement dissolu, éclaté en quelques longues séquences où le surnaturel vient sans cesse pénétrer la sphère du réel et emporter le film dans des terres poétiques mystérieuses : une fête d’anniversaire qui vire à l’apocalypse, la longue prière épiphanique d’Alexander, une scène d’amour en lévitation, la mise à feu de sa propre maison et le départ d’Alexander dans une ambulance…. Revenu seul arroser son arbre, le fils prononce alors ses premiers mots, dans les dernières minutes du film : « Au commencement était le verbe… qu’est-ce que cela veut dire, papa ? »

Lumineux et obscur, foisonnant de symboles, d’incises inexpliquées, ce film empreint de mythologie païenne met en scène, autour d’une problématique profondément chrétienne, l’angoisse du réalisateur face au matérialisme des sociétés modernes.

Extrait : Offret | Le Sacrifice (1986) Andrei Tarkovski

Down by Law | Jim Jarmusch | 1986

Titre Original : Down By Law
(EU-RFA, 1986, N., 107 Min)

Titre Français :
Sous le coup de la loi

Réalisation Et Scénario :
Jim Jarmusch

Photographie :
Robby Müller

Musique :
John Lurie

Interprètes :
John Lurie : Jack
Tom Waits : Zack
Roberto Benigni : Roberto
Nicoletta Braschi : Nicoletta

Charulata | Satyajit Ray | 1964

Charulata
(Inde, 1964, 117 min).

RÉALISATION, SCÉNARIO, MUSIQUE :
Satyajit Ray, d’après le roman de Rabindranath Tagore

PHOTOGRAPHIE :
Subrata Mitra

DÉCORS :
Bansi Chandragupta

PRODUCTION :
RDB and Co (R.D. Bansal, A. Norman-Ghosal).

INTERPRÈTES :
Madhabi Mukherjee, Sailen Mukherjee, Soumitra Chatterjee, Shyamal Ghoshal.

Extrait : Charulata (1964) Satyajit Ray

The General | Le Mécano de la General | Clyde Bruckman, Buster Keaton | 1926


Titre original : The General

Réalisation : Clyde Bruckman, Buster Keaton

Acteurs principaux : Buster Keaton, Marion Mack

Scénario : Al Boasberg, Charles Smith

Production : Joseph M. Schenck

Société(s) de distribution : United Artists

Pays d’origine : États-Unis

Langue(s) originale(s) : Intertitres en anglais

Format 1:33
Genre : Film burlesque
Durée : 94 minutes

The General | Le Mécano de la General (1926) Clyde Bruckman, Buster Keaton   
 

Antonio das Mortes | Glauber Rocha | 1969

Titre : Antonio Das Mortes

Titre original : O Dragão da Maldade contra o Santo Guerreiro

Réalisation : Glauber Rocha

Scénario : Glauber Rocha

Production : Luiz Carlos Barreto, Claude-Antoine, Glauber Rocha et Zelito Viana

Musique : Marlos Nobre

Photographie : Affonso Beato

Montage : Eduardo Escorel

Décors : Glauber Rocha, Hélio Eichbauer, Paulo Gil Soares et Paulo Lima

Costumes : Hélio Eichbauer, Paulo Lima, Glauber Rocha et Paulo Gil Soares

Pays d’origine : Brésil

Format : Couleurs – Mono

Durée : 100 minutes

Date de sortie : 1969

Distribution :
Maurício do Valle : Antonio das Mortes
Odete Lara : Laura
Othon Bastos : L’instituteur
Hugo Carvana : Le commissaire Mattos
Jofre Soares : Le colonel Horácio
Lorival Pariz : Coirana

Glauber Rocha, apôtre du tiers-monde

“Je n’ai pas honte de dire que mes films sont produits par la douleur, par la haine, par un amour frustré et impossible, par l’incohérence du sous-développement.” Ainsi parlait Glauber Rocha, météore du cinéma brésilien.

Article de Florence Colombani paru en décembre 2006 « Le Monde »

Né en 1938 à Vitoria de Conquista (Brésil), Rocha reçoit une éducation strictement religieuse. Après trois ans de droit, il devient journaliste culturel et révèle un véritable talent de théoricien. Tâtant d’abord du court métrage puis de la production, il signe son premier long-métrage en 1962. Barravento raconte l’histoire d’un homme qui tente de libérer les pêcheurs de son village d’une obéissance aveugle à leur religion. Le film fait le tour des festivals et suscite l’admiration d’Alberto Moravia.

En 1964, Le Dieu noir et le Diable blond impose Rocha comme un cinéaste de premier plan. Négligeant ostensiblement la narration classique, le cinéaste marie l’allégorie philosophique et le naturalisme stylistique. La même année, un coup d’Etat militaire au Brésil vient couper court à l’effervescence libertaire du début des années 1960. Le Dieu noir et le Diable blond marque la première apparition dans le cinéma de Rocha du personnage d’Antonio das Mortes, tueur à la solde des propriétaires terriens qui reviendra en 1969, dans le film Antonio das Mortes, en justicier au service du peuple.

Entre-temps, à Gênes, en Italie, Rocha présente, dans le cadre d’un colloque sur le tiers-monde, son manifeste L’Esthétique de la faim. En 1967, il réalise Terre en transe, pierre angulaire du Cinema Novo, ce jeune cinéma brésilien qui revendique avec fougue son statut de déshérité et son combat politique. En 1969, Jean-Luc Godard filme Rocha dans Vent d’est, une réflexion sur la tentation révolutionnaire.

Au sein de sa génération, Rocha se distingue de ses camarades de lutte, Nelson Pereira dos Santos (Sécheresse, 1963) ou Ruy Guerra (Les Fusils, 1965), par son goût pour le baroque flamboyant. Les années 1970 le voient mener diverses aventures. La première est africaine, avec le tournage au Congo du Lion à sept têtes, une réflexion ambitieuse sur le langage esthétique et politique du cinéma qui emprunte à Brecht et à Godard. La seconde est politique : en 1978, Rocha, rentré au pays après cinq ans d’exil, est candidat au poste de gouverneur de l’Etat de Bahia. Sa défaite le laisse meurtri. Au Festival de Venise en 1980, son Age de la terre est mal accueilli, et le cinéaste dérape en traitant Louis Malle (Lion d’or pour Atlantic City) de ” fasciste “. En 1981, Glauber Rocha meurt, à l’âge de 42 ans, laissant derrière lui dix longs métrages et une profusion d’articles et de livres.

Un chant d’espérance et de liberté

“Antonio das Mortes” rend au cinéma sa grandeur et sa magie “, écrivait Yvonne Baby en préambule de sa critique dans ” Le Monde ” du film de Glauber Rocha, lors de sa projection au Festival de Cannes 1969

Article de Yvonne Baby paru en mai 1969 « Le Monde »

C’est un film étonnant d’inspiration, de liberté, de richesse et de lyrisme. Ce romancero mêlant le sublime au tragique et tenant du drame et de l’opéra, a été le choc du Festival. Choc mais non révélation, car son auteur, le Brésilien Glauber Rocha, nous le connaissions déjà par deux de ses films, Dieu noir et Diable blond et Terre en transe, projetés à Cannes, l’un en 1964 et l’autre en 1967.

Spectacle total, représentation, dramatisation volontairement et justement explosive de la réalité et des mythes du Brésil, Antonio das Mortes est la suite naturelle – et d’une certaine manière la synthèse – du Dieu noir et Diable blond et de Terre en transe. La réflexion de Rocha se fait, cette fois, à partir d’une fable liée à une tradition, à une culture populaire et qui, bien évidemment, éclaire la situation actuelle de l’Amérique latine.

Célèbre ” tueur de cangaceiros “, Antonio das Mortes est appelé par le coronel (propriétaire terrien qui règne sur la région) pour réprimer la révolte des beatos, paysans pauvres opprimés du sertao dont le mysticisme primitif est incarné par une femme, ” sainte “, partageant leur vie. Autour du coronel aveugle et guidé par son valet espion Batista, il y a sa femme, un prêtre, un commissaire de police, un professeur que le désenchantement et la lâcheté conduisent à l’alcoolisme. Parmi les beatos, un homme jeune, ardent, Coirana, tente de prendre la tête du soulèvement pour continuer le combat du chef cangaceiro Lampiao, mort héroïquement.

Antonio das Mortes devra donc tuer Coirana, de même qu’il avait assassiné Lampiao. Ce qu’il fera, au cours d’un duel scandé par les battements de mains et les chants (la macumba) des paysans intervenant en quelque sorte comme les choeurs d’une tragédie. ” Le jour où Coirana viendra finira l’obéissance, et s’il meurt le reste du peuple mourra de misère “, disent les ” beatos ” que rejoindra bientôt Antonio das Mortes à la suite d’une crise personnelle et d’événements sanglants.

Ce chevalier au service du pouvoir et d’une cause, au fond, perdue, ce solitaire en cape, chapeau et bottes sombres, dont la massive silhouette qui se profile à l’horizon du sertao hantera longtemps notre mémoire, n’accepte plus les injustices, les humiliations, les souffrances et, de l’autre côté, la corruption et la cruauté. Il va vers le camp où sa conscience l’entraîne, il se désolidarise complètement de la répression qu’organise le coronel avec le soutien de tueurs. Il porte lui-même le corps de Coirana – les bras en croix contre un arbre, le cangaceiro évoque le Christ – et au massacre des paysans, il répond par les armes (…) pour venger ses nouveaux compagnons. Puis, toujours seul, il reprend la route où il croise – signes de la ” civilisation ” – les camions, les voitures, les autocars. Derrière lui, il a laissé l’unique survivant des beatos, un Noir qui, à cheval avec la ” sainte ” (l’image est saisissante), est conduit par le prêtre portant un fusil en bandoulière.

Dans O Dragão da maldade contra o santo guerreiro (” Le Dragon de la méchanceté contre le saint guerrier “, titre original d’Antonio das Mortes), le guerrier, c’est le Noir ; Rocha s’étant inspiré du mythe de saint Georges, très populaire au Brésil.

Cinéma d’action autant que de stylisation – ainsi l’exigent toute épopée, toute légende – ce film émeut et captive par sa beauté, par sa force. Et si la couleur est si importante, c’est qu’elle a un rôle actif, indépendamment de sa fonction esthétique. On pourrait dire que le blanc de la pureté (la ” sainte “) contraste avec le noir de la tragédie et avec le rouge de la violence, cette violence qui pourrait choquer certains mais qui, traditionnellement, existe dans ce pays. De plus, ce qui frappe, c’est qu’ici le sang nous donne le sentiment du vrai et que la rébellion, dans son anarchie, sa sauvagerie, exprime un désir de changement social, politique, historique. Car Antonio das Mortes est, pour tout un peuple, un chant d’espérance et de liberté.

La guerre sans fin

Article de Cyril Béghin paru dans les « Cahiers du cinéma »
A lire : Le Siècle du cinéma, de Glauber Rocha, ed. Yellow Now

Ici explose la guerre sans fin “, dit lentement la sainte du peuple, en robe blanche, à Antonio das Mortes, le tueur de cangaceiros. Cette vierge oracle parle d’un combat qui n’en finit pas de reprendre, celui du Dragão da maldade contra o santo guerreiro, du ” Dragon de la méchanceté contre le saint guerrier “, comme l’annonce le titre original : lutte d’un peuple exsangue face à ceux qui les accablent, et ici, dans le contexte brésilien, lutte de la paysannerie, défendue par les cangaceiros, face aux propriétaires terriens et leurs tueurs à gages. Mais elle parle tout autant du film, litanie tonitruante, paysage rude planté d’oriflammes, explosante infinie qui alterne de longues plages aussi silencieuses et hiératiques que les plaines du Nordeste avec de violents tumultes chromatiques (c’est le premier film en couleur de Glauber Rocha) et sonores (les balades de Sergio Ricardo y côtoient la modernité du compositeur Marlos Nobre).

Et la sainte se fait aussi, enfin, la voix de la destinée mythique d’Antonio das Mortes, personnage créé par Rocha dans Le Dieu noir et le Diable blond (1964), mais que l’histoire n’a pas voulu abandonner à ce seul film. Antonio lui-même, masse brute en long manteau, ralenti, assombri, est comme stupéfait de se retrouver à nouveau là, fusil en main, à devoir encore tuer un cangaceiro – il pensait que le diable blond était ” le dernier “, et que les temps avaient changé. Or les temps ne changent jamais tout à fait chez Rocha, comme le prouvera en 1980 le grand carnaval archaïque et le titre même de son dernier film : L’Age de la terre. Les mythes sont plus vieux que l’humanité et, ” comme pour les frères Lumière, le Cinema Novo commence à chaque film de zéro, balbutiant un alphabet brutal qui signifie tragiquement : “civilisation sous-développée” ” (Rocha dans son livre Revoluçao do Cinema Novo).

La guerre sans fin, c’est aussi l’agonie interminable du cangaceiro Coirana, qui, une fois éventré par Antonio das Mortes, passe d’une place de village à l’anfractuosité gigantesque d’une montagne, puis de cette montagne à l’étendue aride du sertão. Trois lieux où miroitent les trois faces du puissant style syncrétique de Rocha, constante alternance entre la distanciation théâtrale, la précision chorégraphique de longs plans-séquences, la sauvagerie ou l’extase de rituels et de défilés saisis par une caméra mouvante et un montage abrupt.

S’il est parfois brutal, l’alphabet de Rocha est donc singulièrement riche. Le théâtre sur la place du village ou dans la nature, l’hubris populaire dans la rue ou la montagne, la mise en scène moderne, avec ses espaces vides et ses temporalités élastiques, en plein sertão ou dans la maison du coronel : Antonio das Mortes emporte tout cela dans un seul grand mouvement génial, triomphe d’hybridation qui marque à la fois un aboutissement et une renaissance dans l’oeuvre de Rocha.

L’agonie de Coirana traverse, sans ostentation, toute la diversité des mises en scène, parce qu’elle détient le secret de la rupture du cinéaste : les films suivants de Rocha, du méconnu Cancer (1968-1972) à L’Age de la terre, en passant par Claro (1975) ou le sublime court-métrage Di Cavalcanti (1977), seront parmi les plus libres du cinéma des années 1970. S’exilant du Brésil dictatorial et appliquant son programme d’un ” cinéma tricontinental “, il travaille à Cuba, au Congo, en Espagne, en Italie, et semble rendre dans chacun de ses nouveaux films des hommages à ses cinéastes frères ou oncles : Buñuel, Pasolini, Godard, dont il intègre et recycle les imageries ou les lieux à l’intérieur de son propre style.

Rocha dévore le cinéma, et, simultanément, Antonio das Mortes voyage avec lui à travers les films : le western italien reprend sa silhouette (Sergio Leone l’a retenu du Dieu noir), Fassbinder lui rend hommage (un sosie allemand dans Le Voyage à Niklashausen, en 1970). Ainsi Antonio das Mortes est, pendant quelque temps, devenu un mythe au-delà du film, portant la guerre sans fin partout où passait son image, tandis que le guerrier Rocha se battait sur tous les fronts du cinéma.

Extrait : Antonio das Mortes (1969) Glauber Rocha

On the Waterfront | Sur les Quais | Elia Kazan | 1954


Titre original : On the Waterfront | Sur les quais

Réalisation : Elia Kazan

Acteurs principaux : Marlon Brando (Terry Malloy), Karl Malden (Père Barry), Eva Marie Saint (Edie Doyle), Lee J. Cobb (Johnny Friendly), Rod Steiger (Charley ‘Monsieur’ Malloy), Pat Henning (Timothy J. ‘Kayo’ Dugan), Leif Erickson (Glover, de la Commission criminelle), James Westerfield (Big Mac, le patron du quai), John F. Hamilton (‘Pop’ Doyle (sous le nom John Hamilton))…
Scénario : Budd Schulberg
Costumes : Anna Hill Johnstone, Flo Transfield
Photographie : Boris Kaufman

Montage : Gene Milford
Musique : Leonard Bernstein
Production : Sam Spiegel
Société(s) de production : Columbia Pictures, Horizon Pictures
Société(s) de distribution Columbia Pictures
Pays d’origine : États-Unis
Durée : 108 minutes (1 h 48)
Sortie : 28 juillet 1954

Elia Kazan

Roi de Broadway et prince d’Hollywood, Elia Kazan est au sommet de la gloire quand, un jour de 1952, il devient un “témoin amical” de la Commission des activités antiaméricaines (HUAC) et donne les noms de dix anciens camarades du Parti communiste. Acte de délation qui fait basculer sa vie comme sa carrière. Hanté par la culpabilité, Kazan abandonne les films “à sujet”, sa spécialité, et se lance dans une oeuvre intime et bouleversante qui marque de façon indélébile une génération de cinéastes surdoués, de Martin Scorsese à Francis Ford Coppola.
1909 Naissance d’Elia Kazanjioglou à Constantinople (Turquie) dans une famille grecque d’Anatolie.
1913 Arrivée à New Rochelle, dans l’Etat de New York.
1934-1936 Membre du Parti communiste. Fondation du Group Theater, qui deviendra l’Actors Studio.
1947-1948 Création à Broadway de Mort d’un commis voyageur, d’Arthur Miller, et d’Un tramway nommé Désir, de Tennessee Williams. Oscar du meilleur réalisateur pour Le Mur invisible.
1951 Un tramway nommé Désir, quatre Oscars d’interprétation.

1954 Sur les quais, huit Oscars.

1955 A l’est d’Eden.
1956 Baby Doll.
1960 Le Fleuve sauvage.
1961 La Fièvre dans le sang.
1963 America America.
1969 L’Arrangement.
1972 Les Visiteurs.
1976 Le Dernier Nabab.
2003 Mort à New York.
Sur les quais

LE TALENT D’ELIA KAZAN ATTEINT ICI SA PLÉNITUDE
C’est un vrai film. Un film qui redonne confiance. Un film qui prouve que le cinéma est un moyen d’expression irremplaçable, un art dont les qualités spécifiques n’appartiennent ni au roman, ni au théâtre. Seul le cinéma pouvait atteindre à ce mélange de souplesse et de rigueur dans la conduite du récit ; à cette alliance d’esthétisme et de réalisme dans l’évocation de la vie ; surtout à cet étrange pouvoir d’envoûtement qui finit par peser sur les spectateurs… Sur les quais est, en effet, un film qui envoûte. S’il existe une sorcellerie de l’écran, ne doutons pas qu’Elia Kazan en connaît les secrets. (…)
Des dockers sont soumis aux lois d’un gang de l’embauche contre lequel ils n’osent se révolter. Devant l’oppression ils restent “D and D“, deaf and dumb, c’est-à-dire sourds et muets. Et quand l’un d’eux ose dire ce qu’il sait, le gang aussitôt le supprime… Au moment où commence le film, un ouvrier vient d’être assassiné. Parmi les hommes qui ont pris part au meurtre se trouve un ancien boxeur dévoyé, que la paresse et le vice ont transformé en une petite gouape sauvage, entièrement livrée à ses instincts. Mais, au fond de cet être perdu, la conscience n’est pas tout à fait morte. (…)
Le thème du film est donc celui de la lutte contre les forces du mal. Thème qui se dédouble en passant tour à tour du plan particulier au plan général, mais qui ne cesse de garder son unité interne : c’est en définitive parce que le héros se repent de ses fautes que les dockers sont délivrés de l’oppression du gang. La justice ne triomphe (…) qu’avec le secours de la morale la plus traditionnelle. Comme, d’autre part, ce revirement psychologique du personnage incarné par Brando est provoqué par l’amour d’une jeune fille vertueuse et pure, on en arrive à se demander si Sur les quais n’est pas autre chose qu’un bon drame romantique accommodé à la sauce moderne. (…) Tout cela enlève un peu de résonance à l’ouvrage. Et derrière le film existant on ne peut s’empêcher d’imaginer le film dont Kazan a sans doute rêvé et qu’il s’est interdit de faire.

Cette réserve sur le fond n’altère en rien notre admiration pour les qualités formelles de On the Waterfront. Le talent d’Elia Kazan atteint ici sa plénitude. Il nous plonge d’abord dans un univers étouffant et brutal ; puis à mesure que son héros découvre la pureté, la tendresse, ses images s’éclairent et se prolongent vers le ciel et la mer. Le drame personnel du jeune gangster est d’ailleurs évoqué avec une puissance et une pudeur admirables. Nous suivons avec émotion la pathétique aventure de cette âme enfouie dans la boue et renaissant soudain à la lumière. Kazan nous prouve en maître que le cinéma peut être un extraordinaire instrument de description psychologique. (…)
Et Marlon Brando est réellement un très grand comédien. Il faut avoir vu ce visage tuméfié, abruti par les coups et la misère, retrouvant le temps d’un sourire une sorte d’innocence enfantine. (…)

Jean de Baroncelli – Le Monde du 19 janvier 1955

KAZAN, EN RUPTURE

“SUR LES QUAIS” MARQUE UN TOURNANT DANS LA CARRIÈRE DU CINÉASTE

Dans une des premières pièces d’Arthur Miller, Ils étaient tous mes fils, créée à Broadway en 1947 dans une mise en scène d’Elia Kazan, on trouve cet échange entre Mr Keller, patron de sa propre entreprise, et son fils Chris, qui rechigne à prendre sa suite : Chris ” J’ai été un bon fils trop longtemps, une bonne poire. C’est fini. ” Keller : ” Mais tu as une affaire ici, qu’est-ce que tu racontes ? ” – ” L’affaire ! L’affaire ne m’inspire pas ! ” – ” Il faut que ça t’inspire ? “
” Il faut que ça t’inspire ? ” avait demandé, sarcastique, George Kazanjioglou à son fils Elia, qui voulait devenir acteur au lieu de se vouer corps et âme au commerce des tapis. ” Il faut que ça t’inspire ? ” interrogeait Isidore Miller, qui possédait, avant le désastre de 1929, une entreprise de confection de vêtements et se trouvait bien démuni face aux aspirations artistiques de son fils. Tout est dit de ce qui lie Elia Kazan et Arthur Miller : cette douleur du fils incompris, qui a osé tracer son chemin loin de ” l’affaire ” familiale, mais ne s’est jamais vraiment remis d’avoir déçu les attentes paternelles.
Après la création de Mort d’un commis voyageur, Miller et Kazan décident d’écrire ensemble pour le cinéma. Leur sujet ? La tragédie des dockers. On est en pleine chasse aux sorcières, et Kazan choisit de donner des noms. Miller refuse alors tout contact avec son ” frère jumeau “ et transforme leur projet commun en pièce. Vu du pont (1955) raconte comment un docker dénonce à l’immigration un Sicilien dont sa fille est amoureuse. Amour filial meurtri, vengeance assouvie par la dénonciation : on retrouve ces thèmes dans Sur les quais, que Kazan écrit avec un autre ” donneur de noms “, le romancier Budd Schulberg.
LÂCHETÉ OU COURAGE
Miller dénonce la lâcheté de la délation ; Kazan la transforme en courageuse dénonciation. Son Terry Malloy (Marlon Brando), ancien boxeur devenu l’homme à tout faire du mafieux Friendly, décide d’aider la justice. ” Je suis content de l’avoir fait ! “, hurle-t-il, et c’est Kazan qui crie avec lui. En confiant le rôle de Friendly – comme un père pour Terry l’orphelin – à Lee J. Cobb, l’interprète du commis voyageur, Kazan révèle la parenté secrète de son film avec le théâtre de Miller.
La tragédie de Terry, c’est d’avoir dû se soumettre trop longtemps à ses deux pères de substitution, Friendly et son frère Charley (Rod Steiger) qui l’a contraint à sacrifier sa carrière de boxeur. En fondant ses grands thèmes pour en faire le drame d’un seul homme, Elia Kazan signe un film magnifique, dur et lyrique.

En 1980, Martin Scorsese proposera une véritable relecture de Sur les quais avec Raging Bull, l’histoire en noir et blanc d’un boxeur épris d’une blonde, trop chic pour lui, et qui plonge dans la déchéance parce que son frère mafieux a truqué l’un de ses matches… Jake LaMotta (Robert De Niro) est un véritable double de Terry Malloy. Le film se clôt sur le monologue de Brando dans la magnifique scène du taxi : ” J’aurais pu être quelqu’un de bien, j’aurais pu être un champion au lieu d’un bon à rien… “

Florence Colombani – Le Monde

Bande Annonce VOSTF : On the Waterfront | Sur les Quais (1954) Elia Kazan

Traité de Bave et d’Eternité | Venom and Eternity | Isidore Isou | 1951

Traité de bave et d’éternité | Venom and Eternity.

Réalisation : Isidore Isou

Film ciselant en n. et b. 35m/m, sonore.120’.

Avec : Marcel Achard, Jean-Louis Barrault, Blaise Cendrars, Jean Cocteau, Danièle Delorme, Daniel Gélin

Production Marc Gilbert Guillaumin. Présenté le 5 juin 1951 au cinéma Alexandra.

Le Manifeste Du Cinéma Lettriste

Traité de bave et d’éternité“, d’Isidore Isou, prix de l’avant-garde à Cannes en 1951

Isidore Isou est un Roumain débarqué à Paris en 1946. Il a lancé alors un nouveau mouvement appelé le Lettrisme, manifeste pour une poésie phonétique. Cheveux coiffés très rock, au gel, ce jeune conquérant s’en prend aux gardiens du temple littéraire (Gide, Paulhan, Breton), et jette les bases d’une révolte de la jeunesse qui préfigure le situationnisme.
En 1951, résolu à révolutionner l’expression artistique, il lance un Manifeste du cinéma discrépant dans lequel il prône la disjonction entre son et image, et réalise ce film légendaire […]. Ce “traitéesthétique fut projeté au Festival de Cannes où un jury improvisé, composé de Jean Cocteau, Raf Vallone et Curzio Malaparte, lui décerna le Prix de l’avant-garde créé pour l’occasion. Il décrocha une critique dans les Cahiers du cinéma, signée Maurice Schérer (alias Eric Rohmer), qui vantait en particulier sa manière de filmer le quartier de Saint-Germain-des-Prés.

Des images nouvelle vague
Annonçant le cinéma de Guy Debord et celui de Jean-Luc Godard, ce film manifeste dans lequel des images très Nouvelle Vague sont accompagnées d’un texte très littéraire (logorrhée verbale sur l’amour et la révolte) est, on le redécouvre, beaucoup moins provocateur qu’on l’a dit, en dépit des plans montés tête en bas et des graphismes ciselés à même la pellicule. Agressif (“Je voudrais vous donner des névralgies”), disciple de Lautréamont, ce montage de documents hétéroclites où l’on reconnaît les “têtes pensantes” de l’époque (Marcel Achard, Jean-Louis Barrault, Armand Salacrou, Blaise Cendrars…) est plus que visible : c’est un vrai film d’auteur, poétique, fulgurant.

Article – Jean-Luc Douin – Le Monde

Extrait : Traité de Bave et d’Eternité | Venom and Eternity (1951) Isidore Isou

Patrick Dewaere | Interview | 1982

Dernière interview (En 3 parties) que Patrick Dewaere donna le 13 juillet 1982, chez lui, Impasse du Moulin Vert, à Paris, au journaliste Canadien Michel Jasmin.

Interview de Patrick DEWAERE 1ere Partie (Durée : 7m 34s)
Interview de Patrick DEWAERE 2eme Partie (Durée : 7m 13s)
Interview de Patrick DEWAERE 3eme Partie (Durée : 4m 04s)
Le journaliste Michel Pascal interview le réalisateur Alain Corneau | Hommage à Patrick Dewaere.

Patrick Dewaere | Interview Alain Corneau | Hommage (Durée : 3m 47s)

Raging Bull | 1980 | Martin Scorsese


Titre Original : Raging Bull

Réalisation : Martin Scorsese
Scénario : Paul Schrader, Mardik Martin

Photographie : Michael Chapman
Production : Robert Chartoff, Irwin Winkler
Société(s) de distribution : United Artists

Pays : États-Unis

Durée : 2h09

Avec Robert De Niro (Jake La Motta), Joe Pesci (Joey La Motta), Cathy Moriarty (Vickie La Motta), Frank Vincent (Salvy), Nicholas Colasanto (Tommy Como)…

Informations Livret DVD :
L’hésitation de Martin Scorsese
Sans grande conviction, Martin Scorsese suggère quelques idées, A un moment, il est même envisagé d’adapter le livre au théâtre, puis d’en faire un film intitulé “Prize Fighter“‘, L’idée était de tourner La journée et de donner des représentations théâtrales le soir, Aussi cocasse que cela puisse paraître, celle approche n’est pas totalement inédite, Les Marx Brothers ont en effet joué “Une nuit à L’opéra” et “Un jour aux courses” sur scène, afin de les tester sur le public, Mais même les Marx Brothers n’avaient pas l’énergie suffisante pour affronter un tournage et une représentation théâtrale la même journée.


Pour ses recherches, Scorsese assiste à quelques combats de boxe et en retire plusieurs images clés (le sang coulant le long des cordes et aussi sur l’éponge), mais ne parvient toujours pas à s’investir dans le projet. Le scénariste se retrouve donc sans aucune directive. D’ailleurs, Scorsese ne lit les premiers jets que lorsque De Niro l’y oblige. A ce stade, le scénario n’est basé que sur quelques recherches et des centaines d’interviews, toutes plus contradictoires les unes que les autres, A cause de l’hésitation de Scorsese, l’histoire est complètement décousue. Un peu dans le style du film “Rashomon“, qui offrait plusieurs versions d’une même scène du point de vue de différents personnages. Une fois de plus, le projet patauge et Scorsese se lance dans la réalisation de “The Last Waltz“. Ce n’est que lorsque sa santé prend une tournure presque fatale que le réalisateur commence à se concentrer sérieusement sur le film. De Niro et Scorcese contactent alors Paul Schrader, le scénariste de “Taxi Driver“. Seulement, Schrader vient de faire ses débuts de réalisateur avec “Hardcore” et considère qu’être engagé en qualité de scénariste constitue un retour en arrière. Mais pour leur rendre service, il accepte, avec peu d’enthousiasme, de reprendre le scénario.

Schrader transforme radicalement la structure du scénario. Alors que celui de Scorsese montrait les débuts de Jake La Motta et son passage en maison de correction, le scénario de Schrader commence en 1964 avec, sur le ring, un La Motta bouffi avant de couper en 1941 et sa première défaite. Le scénario est sombre et n’offre aucun compromis. Même De Niro est troublé par la franche sexualité du film. La réaction de United Artists est unanimement négative.

Une Décision Partagée
Ayant à faire face à la menace de restructuration, voire de vente, qui pèse sur elle, la compagnie United Artists se doit de faire bonne figure. Ce n’est pas le moment pour elle de prendre des risques. D’ailleurs, les dirigeants du studio ne cachent pas leur contestation face au projet. La lecture du scénario de Paul Schrader les scandalise. Et lorsqu’ils apprennent que Scorsese souhaite tourner le film en noir et blanc, ils sont horrifiés. A celle époque, le studio se remet à peine de l’échec commercial de “New York, New York“. La tentative ambitieuse de Scorsese de situer un drame amoureux dans le milieu des comédies musicales du Hollywood des années 40 s’est avéré être une grosse déception. Le tournage s’était éternisé. De plus, d’incessantes réécritures du scénario ainsi que des improvisations, avaient eu pour résultat d’énormes coupures dans la scène d’ouverture.

Nuances De Gris
Durant la préproduction, Scorsese et le chef opérateur Michael Chapman filment la séquence de film amateur en couleur, Ils remarquent que les couleurs très vives détonnent avec les images mais Scorsese pense que tourner en noir et blanc est trop prétentieux.


Cependant, la décision de tourner en noir et blanc est bien plus qu’une lubie de la part du réalisateur, “J’ai basé le film, de manière très spécifique, sur des photographes de Life Magazine des années 40 et en particulier Weegee”, explique Chapman, “C’est comme ça que les gens de ma génération, et celle de Marty, se souviennent des combats, Ils s’en souviennent comme de grandes photos dans Life, Tous les souvenirs de Jake La Motta sont en noir et blanc“.


Mais des problèmes purement techniques restent à résoudre. En 1979, peu de laboratoires développent du noir et blanc (ironiquement, le film est développé en Technicolor). De plus, une pénurie de nitrate d’argent entraîne une diminution du stock de films noir et blanc, donc un coût bien supérieur à la couleur. Le chef opérateur n’a jamais tourné en noir et blanc. Les scènes d’intérieur lui posent problème. Dans les appartements du Bronx, les plafonds très bas et le manque d’espace rendent difficile l’utilisation de lumière supplémentaire, indispensable au noir et blanc.


Dans le souci de respecter l’emploi du temps, deux styles d’éclairage sont alors adoptés. La vie de Jake hors du ring est tournée à New York selon un style simple, quasi-documentaire. Celle qui est sur le ring, quant à elle, est tournée entièrement dans les studios de Los Angeles, dans un style ultra sophistiqué.


Danse Macabre
Martin Scorsese n’aime pas du tout la manière dont sont filmés les combats dans les films de boxe, car pour lui, ils adoptent le point de vue du spectateur et isolent le public de la brutalité du spectacle. En s’inspirant de “Body and soul“, où le légendaire réalisateur James Wong Howe filmait caméra à l’épaule et chaussé de patins à roulettes afin d’être au plus près de l’action, Scorsese est décidé à entrer sur le ring et faire ressentir au public chaque coup de poing, “Je voulais faire les scènes de combat en mettant les spectateurs à la place du boxeur, qu’ils ressentent les mêmes impressions, qu’ils sachent ce qu’il pense, ce qu’il ressent, ce qu’il entend. Je voulais que chaque coup soit ressenti”.


Durant la totalité du tournage, le mantra de Scorsese était “rester sur le ring”.


“On tournait presque toujours à l’intérieur des cordes” se souvient Chapman. Décrivant les scènes de combats minutieusement chorégraphiées. “Il y a de larges mouvements de grues qui se faufilent à travers les cordes qui montent et qui descendent. C’est filmé comme une danse Mais en même temps, ils se battent vraiment sur un ring de taille réglementaire avec autour d’eux une Dolly, une caméra, des perches et tout le monde qui se bouscule, C’est à la fois très élaboré et complètement abstrait”.


Dans le film, le son est aussi important que les images. Scorsese passe 6 mois à mixer le film, A l’instar des images, il adopte une approche différente selon les séquences montrant Jake La Motta sur ou hors du ring, Les scènes de combat sont enregistrées en Dolby Stéréo avec des effets sonores accentués de manière parfois animale tout en faisant également usage d’un silence frappant, Quant aux dialogues, ils sont enregistrés normalement afin d’appuyer la concentration de Jake sur le ring.

Le Taureau Du Bronx
Pour les scènes de combat, Robert De Niro s’entraîne intensivement pendant 18 mois. Ensuite, le tournage est interrompu pendant quatre mois afin que l’acteur puisse prendre les 30 kilos supplémentaires nécessaires pour la dernière partie du film. A ce titre, Scorsese est si inquiet de la prise de poids de De Niro qu’ïl ramène la durée du tournage de 17 à 10 jours. “Bobby avait pris tellement de poids qu’il respirait comme moi lorsque je fais une crise d’asthme”, se souvient Scorsese. “Avec le poids qu’ïl a pris, il n’était pas question de faire 30 ou 40 prises. Trois ou quatre, pas plus. Le corps de Bobby lui disait quoi faire. Et il est tout naturellement devenu une autre personne”.


Les inquiétudes de Martin Scorsese quant à la santé de Robert De Niro n’étaient pas fondées. Mais par contre, la santé du réalisateur restait mauvaise durant la totalité du tournage. Et lorsqu’ïl tomba à nouveau malade, la scène de la réception du mariage du être filmée par son père, Charles Scorsese, Bien qu’ïl ne soit pas un réalisateur professionnel, Scorsese Senior savait exactement quoi faire et pour cause, la scène était inspirée de son propre mariage.


Répugnant Et Détestable
Le studio, loin d’être convaincu par le film, tente tout au long de la période de post-production de revendre le film à une autre compagnie. En vain, Le film met mal à l’aise. Steven Spielberg compare cette gêne, provoquée par les scènes de violences domestiques, à celle qui consiste à regarder par la porte ouverte de ses voisins et y surprendre une dispute, tout en sachant qu’on ne devrait pas être Là.


Il devient très vite évident que le film n’est pas du tout commercial, Le studio concentre alors ses efforts de marketing sur les 36 millions de dollars de “La Porte du paradis“.


La critique américaine est nettement plus impressionnée par la performance de Robert De Niro que par le film lui-même, Variety décrit Le film en précisant que Martin Scorsese fait des films sur des gens que l’on ne voudrait pas connaître”, Les critiques trouvent les scènes de combat remarquables mais considèrent Jake La Motta comme “l’un des répugnants et détestables protagonistes de l’histoire du cinéma.” Ils écrivent également que le film tente délibérément d’aliéner Le public. Néanmoins, partout ailleurs, les réactions sont unanimes, “C’est le meilleur film de l’année“. Mais ce n’est toujours pas suffisant.


Les huit nominations aux Oscars semblent être une consolation, Meilleur film, meilleur réalisateur (Martin Scorsese), meilleur acteur (Robert De Niro), meilleur second rôle (Joe Pesci), meilleur second rôle féminin (Cathy Moriarty), meilleure photo (Michael Chapman), meilleur son et meilleur montage (Thelma Schoonmaker).


Mais la cérémonie des Oscars s’avère être une déception, Pour la première de son histoire, la cérémonie est annulée lorsque John Hindley tire sur le président Reagan, Bien que les rapports avec “Taxi Driver” aient été faits trop tard pour affecter le vote, Scorsese est escorté par deux agents du FBI vers la sortie avant même l’annonce du meilleur film, Ils lui disent que “De toute, façon, c’est le film de Robert Redford « Ordinary People » qui va gagner“, Robert De Niro gagne son premier Oscar et Thelma Schoonmaker remporte celui du meilleur montage, Scorsese quant à lui, rentre les mains vides.

Trailer VO Raging Bull (1980) Martin Scorsese

Ladri di Biciclette | Le Voleur de bicyclette | Vittorio de Sica | 1948

Vittorio De Sica : Un artiste sensible et lucide

Article de Florence Colombani
paru dans l’édition Le Monde

D’un côté, un colleur d’affiches, à la recherche de sa bicyclette volée dans l’Italie sinistrée de l’après-guerre. De l’autre, un séducteur en costume clair, sourire charmeur au coin des lèvres. Difficile d’imaginer deux hommes plus différents qu’Antonio Ricci, le héros du Voleur de bicyclette, et son créateur, Vittorio De Sica.


Né dans un milieu modeste à l’orée du siècle, Vittorio De Sica grandit à Naples. Célèbre dès les années 1920, il est une sorte de Jean-Pierre Aumont transalpin, à l’aise dans un registre léger, capable de profondeur à l’occasion, lorsque Max Ophuls (Madame de…) ou Roberto Rossellini (Le Général Della Rovere ) sont derrière la caméra.


Comme cinéaste, De Sica est un artiste rare, dont la sensibilité humaniste va de pair avec une lucidité cruelle. « L’expérience de la guerre fut déterminante pour nous tous. Chacun ressentit le désir fou de balancer toutes les vieilles histoires du cinéma italien, de planter la caméra au milieu de la vie réelle, au milieu de tout ce qui frappait nos yeux atterrés », écrit-il en 1960, jetant un regard rétrospectif sur sa participation au mouvement néo-réaliste (cité par Jean A. Gili dans Cinéma italien, éd. de La Martinière).


Au milieu de la seconde guerre mondiale, De Sica passe à la réalisation. Quelques comédies insouciantes, puis c’est la rencontre avec son scénariste fétiche, Cesare Zavattini. Dans leur première collaboration, Les enfants nous regardent, ils font d’un petit garçon dont les parents se déchirent l’incarnation poignante d’une Italie maltraitée par le pouvoir. Délicatesse du regard, peinture d’une solitude existentielle et d’un désarroi social : les qualités de l’oeuvre à venir sont déjà là.


A la même époque, le monteur Mario Serandrei emploie pour la première fois le mot « néo-réaliste » pour qualifier Ossessione, de Luchino Visconti. Roberto Rossellini s’apprête à révéler crûment la violence de Rome ville ouverte. De Sica s’inscrit dans cette quête de vérité. Il conçoit un cinéma dépouillé de ses artifices les plus voyants (décors, comédiens professionnels), un cinéma de la rue. Ce qui ne signifie nullement un abandon de la fiction.


Le cinéaste raconte toujours des histoires, et même des fables. Il rencontre ainsi le succès international : le Grand Prix et le Prix international de la critique à Cannes, en 1951, pour son utopique Miracle à Milan, et quelques Oscars, notamment pour le douloureux Sciuscia, pour Le Voleur de bicyclette ou encore Le Jardin des Finzi-Contini. Si le pouvoir lui reproche volontiers de donner une image trop noire de l’Italie, il jouit de l’affection indéfectible du public.

Poursuivi par la censure, il doit renoncer à un projet sur la prostitution enfantine à Naples, et se tourne vers des sujets moins controversés, magnifiant la beauté de Sophia Loren ( La Ciociara ) et de Jennifer Jones ( Stazione Termini ). L’un de ses derniers films, Le Jardin des Finzi-Contini, d’après le roman de Bassani, tourné quatre ans avant sa mort à Paris en 1974, a une élégance mélancolique qui lui ressemble.


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Le Voleur de bicyclette (Ladri di biciclette) de Vittorio de Sica


Titre Original : Ladri di biciclette

Titre Français : Le Voleur de Bicyclette

Année : 1948

Pays : Italie

Type : Drame – Durée : 1h33

Réalisation : Vittorio de Sica

Avec Lamberto Maggiorani (Antonio Ricci), Enzo Staiola (Bruno), Lianella Carell (Maria), Gino Saltamerenda (Baiocco), Vittorio Antonucci (le voleur)…

Article d’Amédée Ayfre des Cahiers du cinéma
paru dans l’édition Le Monde 09.01.05

A propos du « Voleur de bicyclette », les « Cahiers du cinéma » écrivaient, en 1952, que Vittorio De Sica et son coscénariste Cesare Zavattini avaient mis de longs mois à écrire un récit pour finir par faire croire qu’il n’existait pas.

Cet homme à la recherche de son vélo n’est pas seulement un ouvrier, un homme qui aime son fils, qui désespéré tente de voler une autre machine et qui finalement représente la détresse du prolétariat réduit à se voler ses instruments de travail.

Il est tout cela et une foule d’autres choses encore, indéfiniment analysables, justement parce que, d’abord, il est, et pas isolément, mais avec tout un bloc de réalité autour de lui, et dans ce bloc des traces de la présence de l’univers : les copains, l’église, les séminaristes allemands, Rita Hayworth sur son affiche, et tout cela ne constitue pas seulement un décor, mais “existe” presque sur le même plan.

Ne faut-il pas infiniment d’art pour organiser un récit, monter une mise en scène, diriger des acteurs, en donnant finalement l’impression qu’il n’y a ni récit, ni mise en scène, ni acteurs ? Autrement dit, nous avons affaire ici encore à un réalisme second, synthèse du documentarisme et du vérisme.

Avec celui-ci on reconnaît que l’idéal du premier ne peut être atteint sans un détour, mais avec celui-là on ne croit pas que ce détour doive consister en une stylisation de l’événement. L’illusion esthétique parfaite de la réalité ne peut résulter que d’une ascèse prodigieuse des moyens, où il y a en fin de compte plus d’art que dans tous les expressionnismes ou les constructivismes.

Ascèse d’abord du scénario. Il ne s’agit plus seulement d’un scénario bien construit, selon une impeccable logique dramatique, avec des contrepoints psychologiques subtils. Ce n’est pas d’architecture qu’il s’agit, c’est d’existence. Si en quelque domaine l’artiste mérite le nom divin de créateur, c’est bien ici. Aussi pour cela n’est-il presque jamais seul.

Les équipes de scénaristes italiens sont célèbres. On a voulu n’y voir que souci publicitaire, mais il y a plus profond, ce sentiment de l’infinie richesse de l’être qu’un homme seul ne pourrait jamais parvenir à évoquer. Zavattini et De Sica ont travaillé pendant des mois le scénario du Voleur de bicyclette pour finir par faire croire qu’il n’y en avait pas.

Cette ascèse du scénario se complète par une ascèse de la mise en scène et une ascèse des acteurs qui nécessitent toujours des suppléments d’artifices pour faire par exemple que, dans les tournages en extérieur, l’introduction d’une caméra et sa manipulation n’entraînent aucune perturbation apparente, ou pour que l’ouvrier et son fils ne tiennent pas plus un rôle que leur vélo.

Dans le réalisme phénoménologique, l’art se pose donc dans l’acte même par lequel il cherche à se détruire. Mais de cela, il est parfaitement conscient, et il en fait la charte même de sa légitimité esthétique. En même temps que sa définition, si l’on ajoute que chez lui tout est tourné à produire une densité d’être, qui est, selon un mot plus vieux que Sartre, la seule vraie mesure de la beauté.


Extrait : Ladri di Biciclette | Le Voleur de bicyclette (1948) Vittorio de Sica



The Maltese Falcon | Le Faucon Maltais | John Huston | 1941


Titre Original : The Maltese Falcon

Titre Français : Le Faucon Maltais

Année : 1941
Etats-Unis – Film Noir / Policier – 1h41
Réalisation : John Huston

Avec Humphrey Bogart (Sam Spade), Mary Astor (Brigid O’Shaughnessy), Gladys George (Iva Archer), Peter Lorre (Joel Cairo), Barton MacLane (Det. Lt. Dundy)…

L’invention du noir Par Jean-Luc Douin

Sales histoires. Qui commencent à San Francisco, en 1915. Pour 10 dollars par jour, Dashiell Hammett passe des heures embusqué sous des porches d’immeuble, à filer le train à des suspects. Costume cintré cravate, moustache dandy, ce grand type élégant cache une entaille au crâne sous son feutre impec. Il a des cicatrices aux jambes, il vote rouge, crache du sang. C’est un tubard alcoolo. Officiellement, il est détective privé, à l’agence Pinkerton. Viscéralement, agent trouble. Il hante la ville des vices et des corruptions, ses bars, ses docks, ses champs de courses et ses combats de boxe. Hammett n’est pas homme à protéger la propriété privée, ni à se rendre complice des injustices sociales. Lassitude, écoeurement, démission.

Hammett renaît au début des années 1920. Comme écrivain. Des personnages douteux qu’il a fréquentés, de ces affaires sordides qu’il considère comme de la “pisse d’âne”, il fait des nouvelles publiées par le mensuel Black Mask. Engagé comme rédacteur publicitaire à mi-temps chez un bijoutier, il a d’abord adressé ses premiers textes au magazine Smart Set (l’ancêtre du New Yorker), puis découvert que, comme après lui William Burnett, Don Tracy, James Cain ou Horace Mc Coy, venus du journalisme sportif ou criminel, il est l’auteur rêvé des pulp magazines, ces revues vendant de ténébreuses sensations imprimées sur du mauvais papier. Black Mask (dont le nom attise la mythologie du loup noir porté par les héros de la littérature populaire) a été lancé pour renflouer les caisses de Smart Set. Il va peu à peu évoluer vers la littérature hard-boiled, le récit “dur à cuire”.

Hommes mélancoliques dans troquets sombres, rousses flamboyantes en négligés affolants, guet-apens dans les impasses, pin-up toisant le fouille-merde en fumant une cigarette ou en le menaçant d’une arme, ombre inquiétante sur un mur, voiture dérapant dans la nuit ou fantôme de blonde errant sous la pluie : c’est là, dans les pulps, les paperbacks à quatre sous, qu’est né un genre qui, depuis, a prospéré en célébrant le crépitant mariage de la mitraillette et de la machine à écrire, puis les noces noires des anges aux figures sales avec le cinéma.

Pas de panique ! Le terme de detective story a été inventé par Edgar Allan Poe, créateur du premier détective amateur (Auguste Dupin). Le Sherlock Holmes d’Arthur Conan Doyle est bien le premier détective privé (créé en 1887), avant que ne naissent un détective-cambrioleur (l’Arsène Lupin de Maurice Leblanc, en 1905), un détective-reporter (le Rouletabille de Gaston Leroux, en 1907), un prêtre-détective (le Père Brown de Chesterton, en 1910). Mais si l’on parle aujourd’hui de film noir, si Quentin Tarantino a fait d’Uma Thurman une sulfureuse séductrice dans Pulp Fiction, c’est à la gloire des hard-boiled aux couvertures tapageuses qu’on le doit (couvertures qui influenceront les affiches des films ténébreux), et à la façon dont Dashiell Hammett transcenda ces histoires où le privé se préoccupe moins de prouver son ingéniosité à manipuler passe-partout et pinces-monseigneur qu’à fumer des tonnes de cigarettes et à vider des bouteilles de whisky dans des chambres d’hôtels miteux.

Dashiell Hammett, c’est l’ange tutélaire, dit Jean-Bernard Pouy, inventeur en 1995 du Poulpe, un personnage qu’ont fait vivre plusieurs auteurs. C’est d’abord l’homme qui fascine. Plus que les autres, il ressemble à l’idéal des écrivains de l’école du néo-polar français : un type pour lequel l’écriture est importante, mais pas nécessaire. Qui est capable de disparaître pour boire, vivre, aimer, militer. On nous a accusés d’être issus de Mai 68. Erreur ! Tout vient de lui, acteur de son temps !”

Hammett, le jazz : on a baigné là-dedans. C’est l’emblème du thriller à motivations politiques”, dit Alain Corneau, auteur du film Série noire (1979). Tandis que le réalisateur Francis Girod souligne son écriture “qui respirait le cinéma à chaque phrase”. Et que l’écrivain Michel Le Bris, le créateur du Festival de Saint-Malo, honore “la sensation d’une inépuisable énergie, d’une écriture vouée aux marges, aux ruelles sordides, aux arrière-cuisines, enfin libérée des ronds-de-jambe et des préciosités salonnardes”.

“J’ai la peau dure sur ce qui me reste d’âme et, après vingt années passées dans le monde du crime, je peux regarder n’importe quel meurtre sans y voir autre chose que du beurre dans les épinards, mon boulot quotidien” : telle est la cynique profession de foi de Continental Op, le détective dont Hammett va faire le héros de vingt-six nouvelles et de deux romans, avant d’imaginer Sam Spade, le narrateur du Faucon de Malte (Gallimard). Raymond Chandler trouvera une formule immortelle pour honorer la révolution lancée par Hammett : “Il a sorti le crime de son vase vénitien et l’a flanqué dans le ruisseau. (…) L’idée ne semblait pas si mauvaise de l’éloigner des conceptions petites-bourgeoises sur le grignotage des ailes de poulet par les jeunes filles du grand monde.”

Dashiell Hammett n’a cure des haut-le-coeur de la National Organization of Decent Literature, qui demande parfois à la Brigade des moeurs de saisir certains Pocket Books trop éloignés des énigmes pudding d’Agatha Christie. Il est de ceux qui glissent des dragées au poivre dans les thrillers trop rhétoriques et jettent du piment sur “la langue de bois des politiciens, des prédicateurs, des hommes de loi”. Ouvertement lancés comme des pavés contre l’Amérique capitaliste, les textes d’Hammett allient critique sociale, violence documentaire, lyrisme brutal. Il ne s’agit plus, chez lui, de mettre en valeur les subtiles déductions d’un invulnérable enquêteur, mais de plonger un incorruptible désabusé dans une atmosphère glauque, de le faire réagir avec ses nerfs et ses tripes, de lui faire plonger les mains dans l’ordure, de le faire se faufiler chez les crapules. Il n’y a plus de crimes parfaits, il n’y a que des meurtres odieux. Il n’y a plus d’énigme prétexte à divertissement cérébral, mais la sensation suffocante de s’immiscer dans l’empire du Mal. Le tout dans un style efficace, qui “claque comme un coup de fouet“, un langage cru, un découpage de séquences rapide et frénétique.

C’est ainsi que, jusqu’en 1952 – date à laquelle la croisade anti-communiste allait s’acharner contre lui -, Hammett fut constamment réédité et que son influence grandit. C’est ainsi que les studios hollywoodiens achetèrent les droits d’adaptation des pulps, et engagèrent certains de leurs auteurs comme scénaristes. C’est ainsi que, transposé au cinéma par John Huston en 1941, Le Faucon maltais donne au film noir un radical coup de punch. Le cinéaste impose des lieux (local du privé, appartement de la vamp, ruelles abandonnées), des objets (téléphone, chapeau feutre, cigarettes), des personnages (femme fatale aux yeux cobalt, Levantin parfumé, chérubin meurtrier, gangster épicurien aux râles asthmatiques), et un climat morbide où rôdent peurs et désirs.

Le héros est un homme sans état civil ni morale, qui manie l’humour à froid et l’ironie nonchalante. Il a un langage et une conduite à heurter les douairières, un flegme misogyne à l’égard de ses maîtresses. Hammett en savait long sur les tueurs à gages et les maniaques sexuels, les politiciens corrompus et les dames nymphomanes, les avocats véreux et les tenanciers de boîtes louches. De l’assassinat qui donne le coup d’envoi de ses mystères, il ne donne à voir qu’un coup de revolver dans le brouillard. Après, “les dialogues parlent à la place des armes, écrit Roger Tailleur dans Positif (N° 75, mai 1966), les personnages se mitraillent de mots”, lesquels s’appliquent à “compliquer les malentendus, à entortiller l’adversaire”.

Tandis que le film noir se propage un peu partout, en Italie (Ossessione de Luchino Visconti, 1942), Angleterre (Le Troisième Homme de Carol Reed, 1947), Japon (Chien enragé d’Akira Kurosawa, 1949), France (Bob le Flambeur de Jean-Pierre Melville, 1955), Egypte (Gare centrale de Youssef Chahine, 1958), et qu’il vampirise tous les genres hollywoodiens, contaminés par les thèmes de la loi et du désordre, de la corruption, du destin fatal, dans des esthétiques brumeuses, vouées aux fantasmes morbides et au cauchemar, est créée en France en 1945 par Marcel Duhamel, chez Gallimard, la “Série noire“, appellation trouvée par Prévert.
Bientôt accompagnée, chez les concurrents, par d’autres collections (“Le Bandeau noir“, “La Veuve noire“, “Fleuve noir“…), cette collection fascine les amateurs de filles fatales en bas Nylon et de dérives en Chevrolet décapotables, en même temps qu’elle encourage les intellectuels français à publier sous pseudonymes américains. Louis Chavance devient Irving Ford, Louis Daquin signe Lewis McDacking, Léo Malet se nomme Frank Harding ou Léo Latimer, Maurice Nadeau se cache derrière Joe Christmas et Boris Vian invente Vernon Sullivan.
Plongé dans La Recherche du temps perdu, Dashiell Hammett écrit à sa compagne Lilian Hellman : “Si Proust ne se décide pas bientôt à en finir avec Albertine, j’ai bien peur qu’il ne perde un client !” .

Jean-Luc Douin. « Le Monde »
QUELQUES OUVRAGES HISTORIQUES
Panorama du film noir américain 1941-1953, de Raymond Borde et Etienne Chaumeton (Flammarion, 1988) ;
Hard Boiled USA, Histoire du roman noir américain, de Geoffrey O’Brien (éd. Encrage, 1989) ;
Le Film noir, de Patrick Brion (Nathan Image, 1991) ;
Le Film noir américain, de François Guérif (Denoël, 1999),
Le Polar, sous la direction de Jacques Baudou et Jean-Jacques Schléret (Larousse, “Totem”, 2001) ;
Le Film noir, vrais et faux cauchemars, de Noël Simsolo (éd. Cahiers du cinéma, 2005).
Dashiell Hammett : une vie, de Diane Johnson (Gallimard, “Folio”, 1992). Les livres de Dashiell Hammet sont publiés en français par Gallimard.

QUELQUES PERSONNAGES CONTEMPORAINS
Deux dures à cuire, Kinsey Milhone, créée par Sue Grafton (Seuil) et V. I. Warshawski, par Sarah Paretsky (Seuil).
Mais aussi Spenser, romantique et gastronome, dû à Robert B. Parker (Gallimard).
Matt Scudder, ex-flic, ex-alcoolo, de Lawrence Block.
Ou encore le premier dur “homo”, Dave Brandstetter, de Joseph Hansen (Rivages).
Et un Cubain : Mario Conde, dénicheur de livres rares, de Leonardo Padura (éd. Métailié).

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Extrait VO : The Maltese Falcon (1941) John Huston

Brutti Sporchi e Cattivi | Affreux, Sales et Méchants | 1976 | Ettore Scola



Titre Français : Affreux, Sales et Méchants

Titre original : Brutti Sporchi E Cattivi

Année : 1976


Pays :
Italie – Comédie dramatique – 1h55

Réalisation : Ettore Scola

Scénario : Ettore Scola, Sergio Citti, Ruggero Maccari.

Photographie : Dario Di Palma.

Musique : Armando Trovajoli.

Production : Romano Dandi, Carlo Ponti.

Interprètes : Nino Manfredi (Giacinto Mazzatella), Francesco Anniballi (Domizio), Maria Bosco (Gaetana), Giselda Castrini (Lisetta), Alfredo d’Ippolito (Plinio), Giancarlo Fanelli (Paride), Marina Fasoli (Maria Libera), Ettore Garofolo (Camillo), Marco Marsili (Marce), Franco Merli (Fernando), Linda Moretti (Matilde), Luciano Pagliuca (Romolo), Giuseppe Paravati (Tato), Giovanni Rovini (Antonecchia)…

LES DERACINES D’ETTORE SCOLA

Affreux, Sales et Méchants (Brutti Sporchi e Cattivi) est « un spectacle délirant où le gag débridé aboutit à la plus lucide observation sociale », Archive Le Monde , en 1976, Jacques Siclier.


Ettore Scola, qui fut souvent scénariste de Dino Risi, a tourné une douzaine de films depuis 1964. Nous ne connaissions que Drame de la jalousie (1970) lorsque, cette année, Nous nous sommes tant aimés a révélé ce réalisateur de 45 ans quasi inconnu et lui a donné, son image de marque.


Peinture de la nostalgie, des illusions et désillusions d’une « génération perdue », Ettore Scola renouvelait la comédie italienne par le réalisme historique, la chronique psychologique et l’éloge de la cinéphilie (références à De Sica, Fellini, Antonioni). On lui fit un succès largement mérité, mais dont pâtit un peu aujourd’hui Affreux, sales et méchants (Brutti Sporchi e Cattivi), présenté au Festival de Cannes et diversement accueilli malgré son grand prix de la mise en scène.


Il est toujours tentant de définir un cinéaste par un seul film réussi, accompli en son genre, et que tout le monde a apprécié. Avec Ettore Scola, il ne s’agit pas de consécration hâtive, mais d’un malentendu engendré, chez nous, par Nous nous sommes tant aimés, dont la tendresse envers les personnages et la délicatesse de touche ne se retrouvent pas dans Affreux, sales et méchants, comédie d’humour noir située dans un bidonville romain. Que Scola, homme de gauche, donne à voir des pauvres, victimes du système capitaliste, qui ne sont ni beaux, ni propres, ni bons, ni vertueux, ni conscients de la lutte des classes, voilà bien de quoi déconcerter les intellectuels cannois et parisiens qui n’envisagent le cinéma politique qu’en fonction d’une idéalisation du prolétariat ! Il faut dissiper ce malentendu.


LES « MAUVAIS PAUVRES »
D’abord, nuançons. Nous sommes en Italie, du côté de Rome, et les pauvres d’Ettore Scola, migrants du Sud italien, des Pouilles et de Sicile, vivant d’activités plus ou moins licites ou pratiquant de bas métiers peu rémunérés, appartiennent, en fait, à un sous-prolétariat replié sur lui-même. Giacinto (Nino Manfredi), patriarche d’une indescriptible famille nombreuse, vivant dans une indescriptible cabane, refuse de partager avec les siens un magot de 1 million de lires, des indemnités reçues pour la perte d’un oeil brûlé par de la chaux vive. Autour de lui, les habitants du bidonville reproduisent, jusqu’à la caricature, l’organisation de la société bourgeoise : hiérarchie familiale et sociale, commerce, activités lucratives (y compris la prostitution), lutte pour le pouvoir et l’argent, moeurs sexuelles…


Cet ordre de la misère est, en creux, celui de l’abondance. On n’a pas l’eau courante, mais on a la télévision, on vend, on troque, on se bat pour un « héritage » jusqu’à chercher à empoisonner le patriarche qui refuse de le céder de son vivant. On exploite même la vieillesse improductive (la retraite de la grand-mère).


Les « mauvais pauvres » de Ettore Scola, on les trouvait déjà dans Les Misérables, de Victor Hugo, avec les Thénardier et leur clique, et dans les bas-fonds londoniens bien organisés de l’Opéra de quat’sous, de Brecht. Mais comme Scola n’emploie ni le lyrisme hugolien, ni la distanciation brechtienne, ni même le paupérisme esthétique de Pasolini (Accatone) ou la pitié désespérée de Comencini (le bidonville de Lo Scopone scientifico), il déconcerte et certains lui reprochent d’avoir fait injure aux miséreux des grandes villes en faisant rire à leurs dépens.


C’est oublier – ou vouloir ignorer – que la « comédie italienne » est le néoréalisme italien moderne et qu’elle englobe, à travers l’humour même poussé au plus noir, tous les problèmes, tous les maux contemporains, dans une attitude politique. Le sous-prolétariat des bidonvilles est une immonde verrue qui pousse inévitablement sur le corps social des sociétés industrielles capitalistes. On ne recrute pas, ou guère, dans cette « classe dangereuse », dont tout le monde cherche à ignorer l’existence, y compris les prolétaires qui ont accès, par leur travail, leur établissement, aux biens de consommation.


L’audace et la force du film de Ettore Scola, de cette énorme farce chargée d’énormes effets, de scènes cruelles et gênantes dans leur développement comique, c’est de faire éclater cette verrue, dans un spectacle délirant où le gag débridé aboutit à la plus lucide observation sociale (le réveil du bidonville, pour ne citer que cela).


La mise en scène fourmille d’idées, et Nino Manfredi, monstre sacré génial, défend son « pognon » contre toutes les ruses et tous les forfaits, comme un notable bourgeois son coffre-fort. Roi de l’enfer suburbain, il joue, avec les siens, Shakespeare au bidonville et, comme il n’a pas de belles manières, il se fait un lavage d’estomac à l’eau polluée, avec une pompe à vélo, pour régurgiter un plat de spaghetti empoisonnés. Le style de Ettore Scola, c’est l’outrance et le sarcasme, sur un sujet qui ne prête pas à l’élégie et qu’il faut savoir regarder en face.


Ettore Scola le sarcastique n’ignore d’ailleurs pas la tendresse lorsqu’il montre des enfants qu’on enferme, pour la journée, dans un enclos grillagé, école et terrain de jeux, lorsqu’il montre l’innocence souillée d’une adolescente qui se retrouve enceinte à la fin du film. Il peint aussi la misère culturelle de ces déracinés dans la scène de la chorale des pauvres s’essayant à chanter, en dialecte, et pour un verre de vin, le choeur de la liberté de Nabucco, de Verdi.

Bande Annonce VO | Brutti Sporchi e Cattivi (1976) Ettore Scola

Rumble Fish | Rusty James | Francis Ford Coppola | 1983


Titre Original : Rumble Fish

Titre Français : Rusty James

Année : 1983

Pays : Etats-unis

Type : Drame / Action

Durée : 1h34

Réalisation : Francis Ford Coppola

Avec : Matt Dillon (Rusty James), Mickey Rourke (Motorcycle Boy), Diane Lane (Patty), Dennis Hopper (le père), Diana Scarwid (Cassandra)…


Francis Ford Coppola
Le réalisateur aux deux Palmes d’or, pour ” Conversation secrète ” et ” Apocalypse Now “, n’a pas aujourd’hui la place qu’il mérite à Hollywood.

Si le plus célèbre des cinéastes italo-américains s’appelle Ford, c’est qu’il est né à Detroit, la capitale de l’industrie automobile. Son père, Carmine, est chef d’orchestre, et sa famille l’accompagne dans ses déplacements incessants. En 1949, Francis, 10 ans, est victime d’une épidémie de polio. Paralysé, il doit garder la chambre près d’un an et s’occupe avec des marionnettes. Adolescent, le jeune Coppola remplace les marionnettes par des êtres humains : il tourne des films en 8 mm auxquels il ajoute une bande-son enregistrée au magnétophone.

Etudiant, il est repéré par Roger Corman, producteur de séries B et grand découvreur de talents. Corman finance son premier long-métrage, Dementia 13, un film noir où l’on note un goût certain pour la tragédie familiale. Coppola travaille aussi comme scénariste, une activité qui lui vaudra son premier Oscar. Il tourne pour Warner Big Boy (1967), un émouvant récit d’apprentissage, puis se retrouve prisonnier du système des studios, aux commandes de La Vallée du bonheur (1968), une comédie musicale avec Fred Astaire. Son film suivant, Les Gens de la pluie, portrait d’une épouse insatisfaite qui plaque tout, est un road-movie saisissant.

Coppola fonde alors American Zoetrope, une société de production destinée à aider Lucas ou Scorsese : toute cette génération de cinéastes qui veulent échapper au carcan hollywoodien.
A partir de cette période, Coppola enchaîne les chefs-d’oeuvre : Conversation secrète, qui baigne dans le climat de paranoïa du Watergate ; Le Parrain, son adaptation magistrale du roman de Mario Puzo, et puis le magnifique Parrain II, qui raconte un demi-siècle d’histoire américaine. Le réalisateur se lance ensuite dans une aventure éreintante et folle : Apocalypse Now. Drogué, rongé d’angoisse, il plonge ” au coeur des ténèbres “, comme le héros du court roman de Joseph Conrad qu’il transpose pendant la guerre du Vietnam. Le film est extraordinaire, mais Coppola en sort défait : les producteurs lui tournent le dos.

Il tâte ensuite de tous les genres – la chronique adolescente (Outsiders, Rusty James), la fresque d’époque (Cotton Club, 1984), la comédie (Peggy Sue s’est mariée, 1986) – et revient même à la guerre du Vietnam (Jardins de pierre, 1987). Pendant ce dernier tournage, Coppola perd son fils aîné, Gio, un drame qui hante notamment Le Parrain III.

Ni le dernier volet de la trilogie mythique ni Dracula (1992) ne séduisent assez le public pour que Coppola retrouve la place qui devrait être la sienne à Hollywood. American Zoetrope existe toujours, mais son patron est obligé d’enchaîner les commandes (Jack, avec Robin Williams, 1996 ; L’Idéaliste, avec Matt Damon) et préfère un temps au cinéma la production de vin. On attend pour novembre son adaptation de Mircea Eliade, L’Homme sans âge, et il prépare actuellement en Argentine une épopée italo-américaine, Tetro.

Florence Colombani

Gangster en quête d’idéal


Rusty James
survient à un moment critique de la carrière de Francis Ford Coppola. Alors que les années 1970 ont été celles du triomphe – plusieurs Oscars, deux Palmes d’or, et ce phénomène de société qu’est Le Parrain (1972) -, les années 1980 seront celles des difficultés et des déceptions. Le coût exorbitant d’Apocalypse Now (1979) et l’échec de Coup de coeur (1982) condamnent Coppola au petit budget.

Il choisit d’adapter coup sur coup deux ouvrages de Susan E. Hinton, une romancière populaire notamment chez les adolescents. Outsiders et Rusty James sont tous deux tournés dans l’Oklahoma, avec les jeunes Matt Dillon et Diane Lane. Le premier est un mélo en couleurs très accessible, comme une démonstration de savoir-faire à l’intention des studios ; le second, en noir et blanc et dans un style audacieux qui emprunte à l’expressionnisme allemand, est un ” film d’art et d’essai pour ados “, selon une formule du cinéaste.

Le Rusty James du titre (Matt Dillon) a seize ans et vit en marge de la société, entre un père alcoolique (Dennis Hopper) et sa petite bande d’amis délinquants. Il vit dans le culte de son frère, le ” garçon à la moto ” (Mickey Rourke), qui revient juste à temps d’un périple en Californie pour venir en aide à Rusty et tenter de nouer avec lui un semblant de relation. Les deux personnages s’inscrivent dans une généalogie cinéphile : Rusty ressemble furieusement au James Dean de La Fureur de vivre (Nicholas Ray, 1955), tandis que le garçon à la moto préfère à la société des hommes l’errance perpétuelle, comme Marlon Brando dans L’Equipée sauvage (Laszlo Benedek, 1953).

Coppola revisite ce territoire familier du cinéma américain à sa manière : avec une inventivité constante. Le film est tourné en noir et blanc mais s’autorise quelques taches de couleur pour filmer des poissons que le frère de Rusty aimerait libérer de leur bocal : ils sont bleu et rouge, comme le drapeau américain. Les décors sont noyés de brouillards et des ombres ont été peintes sur les murs par Dean Tavoularis, collaborateur essentiel de Coppola, comme à l’époque du Cabinet du docteur Caligari (Robert Wiene, 1920). Le cinéaste s’en donne à coeur joie dans l’expérimentation formelle mais Rusty James n’est pas un simple exercice de style. Par son motif central – la relation entre les frères et leur père -, le film coïncide avec l’obsession majeure de Coppola : le microcosme familial, dont le gang est ici un substitut.

Florence Colombani – Le Monde

Bande Annonce VO : Rumble Fish | Rusty James (1983) Francis Ford Coppola



M le Maudit | Fritz Lang | 1931

Titre Français : M le Maudit

Titre Original : M Eine Stadt Sucht Einen Mörder

1931 – Allemagne

Policier / Film-noir / Thriller – 1h45

Réalisation : Fritz Lang

Avec : Peter Lorre (Hans Beckert), Gustaf Gründgens (Schraenker), Ellen Widmann (Madaem Beckmann), Inge Landgut (Elsie Beckmann), Otto Wernicke (Inspecteur Karl Lohmann)…

Scénario : Fritz Lang et Thea von Harbou, d’après un article d’Egon Jakobson

Photographie : Fritz Arno Wagner

Décors : Edgar G. Ulmer

Production : Nero Films

Fritz Lang parle de “M le Maudit”

Dans un entretien aux « Cahiers du cinéma » publié en 1966, le réalisateur explique qu’il a fait appel à « douze ou quatorze hors-la-loi » pour tourner la scène du jugement

Après les grandes fresques des Nibelungen, Metropolis et La Femme sur la lune, je me suis intéressé davantage aux êtres humains, aux mobiles de leurs actes. Contrairement à ce que beaucoup de gens croient, M le Maudit n’était pas tiré de la vie de l’infâme assassin de Düsseldorf, Peter Kürt. Il se trouve qu’il avait juste commencé sa série de meurtres pendant que Thea von Harbou et moi étions en train d’écrire le scénario. Le script était terminé bien avant qu’il ne soit pris.

En fait, la première idée du sujet du film M m’est venue en lisant un article dans les journaux. Je lis toujours un peu les journaux en quête d’un point de départ pour une histoire. A cette époque, je travaillais avec la Scotland Yard de BerlinAlexanderplatz), et j’avais accès à certains dossiers dont la teneur était assez confidentielle. C’étaient des rapports sur d’innombrables assassins comme Grossman de Berlin, le terrible Ogre de Hanovre (qui a tué tant de jeunes gens) et d’autres criminels de même acabit.

Pour le jugement, dans M, je reçus l’aide inattendue d’une organisation de malfaiteurs parmi lesquels je m’étais fait des amis au début de mes recherches pour le film. En fait, j’ai vraiment utilisé douze ou quatorze de ces hors-la-loi, qui n’étaient pas effrayés à l’idée d’apparaître devant ma caméra car ils avaient déjà été photographiés par la police.


MON PREMIER FILM PARLANT
D’autres auraient bien aimé m’aider, mais ils n’ont pas pu le faire, parce qu’ils n’étaient pas connus des brigades criminelles. J’étais en train de finir le tournage des scènes où se trouvaient donc de véritables malfaiteurs, quand j’ai été informé que la police arrivait. Je l’ai dit à mes amis, mais en les priant de rester pour les deux dernières scènes. Ils acceptèrent tous et j’ai tourné très rapidement. Quand la police arriva, mes scènes étaient dans la boîte et mes « acteurs » avaient tous disparu

Si j’avais été associé à un producteur, je n’aurais jamais pu faire ce film. Quel producteur aurait voulu d’un film sans histoire d’amour et où le héros est un assassin d’enfants ? Comme M était mon premier film parlant, j’ai fait des expériences avec le son, qui n’étaient évidemment pas possibles dans le cinéma muet.

Souvenez-vous du mendiant aveugle qui va au Bazar des mendiants pour louer un orgue à main : quand on lui joue un morceau, quelques fausses notes heurtent son ouïe ; brusquement, il met ses mains sur ses oreilles pour ne plus entendre ces sons discordants et, au même moment, la musique s’arrête dans le film. Il y a d’autres moments où je me suis servi du son : les pas dans le silence étrange d’une rue, la nuit, ou bien la respiration lourde du tueur d’enfants.

Mais, de même que le son peut donner de l’intensité à une scène, la suppression délibérée d’une action peut en augmenter le contenu dramatique. Laissez-moi vous expliquer… Quand l’enfant est tuée, sa petite balle sort en roulant d’un buisson et finalement s’arrête. Le public l’a identifiée avec la petite fille et à partir de cela, par association d’idées, il sait qu’avec le mouvement de la balle, la vie de la petite fille s’est arrêtée aussi.

Je ne pouvais pas, bien sûr, montrer d’horribles violences sexuelles sur cette enfant, mais en ne montrant pas l’action, j’obtenais plus de réactions chez le public que si j’avais réellement montré la scène en détail. J’obligeais le spectateur à se servir de sa propre imagination.


UNE SORTE DE PSYCHANALYSTE
D’autre part, un simple procédé peut augmenter l’intensité d’une scène en montrant ce que l’acteur est supposé penser. Vous souvenez-vous du « gadget » mobile dans la vitrine d’une boutique de jouets ? Une flèche se déplaçant de haut en bas vers l’oeil d’un taureau ?… Cela prend pour le meurtrier une signification sexuelle dont le public est pleinement conscient… […]

J’ai souvent dit qu’un metteur en scène, travaillant avec des acteurs, devait être une sorte de psychanalyste, non pas pour les acteurs eux-mêmes, bien sûr, mais pour les personnages. Ils existent d’abord sur le papier ; le metteur en scène doit les faire vivre pour l’acteur, puis pour le public.

Un jour, à Hollywood, un écrivain m’a dit : « Je sais exactement ce que vous pensiez quand vous tourniez telle scène de M », et je lui ai répondu : « Dites-le. » Il m’a longuement débité sa théorie et c’était complètement faux. Du moins, je le pensais à l’époque, mais des années plus tard, alors que j’étais en pleine conférence de presse à Paris et que je racontais cette anecdote, je me suis arrêté net, parce que j’ai réalisé qu’il pouvait y avoir une profonde vérité dans ce genre de choses… que ce que l’on appelle la « touche » d’un metteur en scène venait de son subconscient – et lui-même en est inconscient quand il fait son film…

Gretchen Weinberg
Une confession de Fritz Lang “Cahiers du cinéma” publié en Juin 1966

L’Auteur en Majesté

Comme Griffith , Murnau et quelques autres, Fritz Lang fait partie de la petite communauté de cinéastes qui, d’emblée, malgré une méfiance originelle envers un art jugé impur, ont été considérés comme des artistes majeurs. A tel point que le créateur de Metropolis, en 1927, en est venu à incarner l’Auteur dans toute sa majesté (et à jouer ce rôle dans Le Mépris réalisé par Jean-Luc Godard en 1963).

Pendant sa carrière européenne, de 1919 avec Le Maître de l’amour à 1934 avec Liliom, Lang exerce un contrôle absolu sur la fabrication de ses films. A Hollywood (de Furie en 1936 au Diabolique Docteur Mabuse en 1960), il luttera pour conserver sa liberté.

Il avait tout du mythe : l’oeuvre géniale, où se succèdent les chefs-d’oeuvre, et une incroyable personnalité.

Prenons par exemple l’histoire de sa convocation par Goebbels. Il venait de réaliser un film ouvertement antinazi, Le Testament du Docteur Mabuse en 1932. Mais voici que le ministre de la propagande lui déclare : « Le Führer a vu votre film Metropolis et a dit : voici l’homme qui créera le cinéma national-socialiste. » « Le soir même, j’étais dans le train », racontait Lang. L’anecdote manque de sérieux historique ? Qu’importe, elle est plus langienne que nature avec son mélange d’angoisse et de panache.

Fritz Lang était né à Vienne, en 1890, dans la bonne bourgeoisie catholique (sa mère, juive, s’était convertie). Tenté par la peinture, il se découvre, à Berlin, une vocation de cinéaste. Décision qui naquit, écrivit-il, « d’une conviction étrange, presque somnambulique ».

Sa première femme se suicide après l’avoir découvert dans les bras de sa scénariste, Théa von Harbou. Lang est soupçonné de meurtre, expérience qui le laisse paranoïaque : son amie et biographe Lotte Eisner raconte que, jusqu’à trente ans plus tard, établi à Beverly Hills, il notait tous ses faits et gestes dans un « épais volume » pour avoir toujours un alibi irréfutable à disposition.

Dans les films allemands, son style est déjà d’une audace étonnante. Surimpressions admirables dans Docteur Mabuse en 1922 ; géométrie précise dans Les Nibelungen en 1924 et le futuriste Metropolis en 1926.

Les ombres qui planent sur M le Maudit annoncent l’avenir immédiat de l’Allemagne. Plus largement, elles témoignent d’une conception de l’homme fondée sur la pulsion de mort. « Le désir de blesser, le désir de tuer, écrivait-il, sont étroitement liés au besoin sexuel, sous l’empire duquel aucun homme n’agit raisonnablement. »

La mort, « le plus grand drame », qui « a toujours le dernier mot », hante toute son oeuvre, des sublimes films noirs (La Femme au portrait en 1944 ; Le Secret derrière la porte en 1948) au chef-d’oeuvre sur l’enfance déguisé en film d’aventures (Les Contrebandiers de Moonfleet en 1955).

Il s’éteint en 1976, seize ans après un dernier Mabuse, laissant une oeuvre immense. « Lang, qui vivait avec tant d’intensité, ne se laisse pas réduire – lui et ses films – à un dénominateur commun », écrivait Lotte Eisner.

Florence Colombani
Article Le Monde dans l’édition du 03.10.2004

M ou l’Esprit de la Lettre

C’est à la lettre, évidemment, qu’il faut prendre le plan le plus connu de M le Maudit. Etonnante cinégénie de ce caractère central de l’alphabet qui s’inscrit au milieu de l’écran au moment où le tueur de fillettes découvre dans un miroir la marque infamante qui le désigne à la vindicte publique. Il n’est guère moyen, en effet, de différencier le M majuscule de son reflet.

La lettre et son double viennent illustrer un principe de réversibilité dont l’affirmation, répétée tout au long du film, continue à fasciner et à déranger le spectateur du XXIe siècle. Aplanissement de tous les pôles, perte des points de repère : le premier opus parlant de Fritz Lang fait partie de ces rares chefs-d’oeuvre dont la consécration ne réussira jamais à éroder le pouvoir subversif.

Lorsque tant d’autres films jouent de la transformation, M proclame, comme son héros psychopathe, que je est aussi un autre. Manière d’affirmer, en radicalisant le modèle romanesque de Stevenson (que Lang ne fera qu’adapter tout au long de sa carrière), que Dr Jekyll est Mr Hyde. Il faut donc revenir au personnage de Hans Beckert, créature hallucinée interprétée par un Peter Lorre extatique, et l’entendre déclarer à ses juges en une séance fulgurante d’auto-analyse : « Je sens que quelqu’un me suit par les rues. C’est l’autre qui me poursuit. Et parfois j’ai l’impression de me poursuivre moi-même. »

Dès lors, la culpabilité du tueur d’enfants n’a plus d’égale que son insupportable irresponsabilité. Sa question toute rhétorique « Est-ce que je peux faire autrement ? » renvoie à l’idée d’une malédiction à l’antique que la traduction française du titre, pourtant excessivement bavarde, perçoit avec justesse. La force de Lang est précisément de ne pas escamoter le scandale et le trouble que suscite ce point de vue. Le cinéaste donne donc la parole aux tenants de la plus radicale des politiques répressives et les laisse ironiser sur l’innocence d’un criminel qu’ils ont condamné bien avant la mascarade du procès.

TRIBUNAL DE GUEUX ET DE CRIMINELS
« Elle est bonne ! Pour qu’on te déclare irresponsable et qu’on te cajole dans une maison de santé ! Puis tu t’échapperas ou il y aura une amnistie. Et toi, peinard, t’as rien à craindre : t’es irresponsable. Tu zigouilleras encore des fillettes ! » Discours universellement connu que celui des tenants de la peine de mort, avec lequel le cinéaste prend ses distances. C’est un tribunal de gueux et de criminels – présidé par un chef de gang dont la blondeur, le manteau de cuir et la froide brutalité dessinent avant l’heure le nazi archétypal – dont les résolutions eugénistes invitent à l’exécution : « Il faut l’exterminer. Il faut l’éliminer. » Termes terrifiants au regard de l’Histoire.

Gardons-nous pourtant de conclure à la supériorité de la justice régulière sur celle de la pègre. Le procès souterrain n’est sans doute que la métaphore du procès régulier. L’issue de ce dernier, dont Lang feint de se désintéresser, ne sera probablement pas différente pour l’accusé. Les citoyens ordinaires n’ont-ils pas fait montre dès les premières minutes du film d’un goût pour le lynchage que ne renie pas la faune de l’Unterwelt ?

Comment, d’ailleurs, ne pas interpréter dans le même sens la quête parallèle des hors-la-loi et des policiers ? Et le comble que représente la victoire de bandits bien organisés prenant de vitesse les autorités dans leur traque du criminel ? Le commissaire ment à celui qu’il veut faire avouer. Le cambrioleur pris sur le fait se compare à un « nouveau-né ». L’assassin est formellement reconnu par un aveugle. C’est bien un monde où se répondent vrais coupables et faux innocents qui se dessine.

La puissance démonstrative du raccord sonore enfonce le clou : une phrase commencée par un policier peut être terminée par un truand. Le genre même du film est contaminé par cette confusion généralisée. La multiplication des documents écrits – journaux, affiches, lettres – ainsi que la description minutieuse des indices et des méthodes d’investigation des enquêteurs abolissent la frontière du documentaire et de la fiction. Ne subsiste alors que le doute hyperbolique et violemment pessimiste d’un cinéaste qui n’hésite pas à s’impliquer dans le scepticisme ambiant. Nul n’a oublié l’obsédante Chanson de Solveig, tirée de Peer Gynt, de Grieg, qui sert de leitmotiv aux apparitions du criminel. Devant l’incapacité de Peter Lorre à siffloter la fameuse scie, Fritz Lang choisit, dit-on, d’interpréter lui-même l’entêtante mélodie du tueur. Et de devenir, à jamais, la doublure de M.

Thierry Méranger – Le Monde

Extrait : M le Maudit (1931) Fritz Lang



Printemps, Eté, Automne, Hiver… et Printemps | Kim Ki-Duk | 2003


Titre Français : Printemps, été, automne, hiver … et printemps

Titre Original : Bom, Yeoreum, Gaeul, Gyeowool, Geurigo, Bom

2003Corée du Sud / Allemagne – Drame – 1h43

Réalisation : Kim Ki-duk

Avec : Oh Young-soo, Kim Jong-ho , Seo Jae-kyeong , Kim Young-min et Ha Yeo-jin

Kim Ki-duk sur tous les tons

Parfait autodidacte, cinéaste prolifique et coqueluche des festivals internationaux, il est l’une des figures les plus atypiques du cinéma coréen contemporain. Kim Ki-duk naît en 1960 à Bonghwa (Corée du Sud). Sa famille l’attend agriculteur ou ouvrier, mais à 20 ans, il s’engage dans la marine. En 1990, il débarque en France pour étudier les arts plastiques et vend ses dessins dans les rues de Montpellier. De retour au pays, il écrit plusieurs scénarios qui reçoivent des prix. En 1996, il passe à la réalisation, avec The Crocodile, dont le personnage central collectionne les corps des noyés du fleuve Han.

Plutôt confidentiels en Corée, ses films poétiques et violents sont très vite remarqués à l’étranger. L’un des plus réussis, L’Ile, est un grand succès de festival (on le voit notamment à Venise et Sundance), et collectionne les prix. Kim Ki-Duk affirme alors un goût certain pour l’expérimentation. Il tourne Real Fiction, dont le héros est un homme en pleine crise de folie meurtrière, en seulement trois heures et vingt minutes, avec un dispositif de douze caméras.

Address Unknown marque son retour à une forme plus traditionnelle, sur un sujet politique : le film se passe sur une base de l’armée américaine et évoque les traumatismes de la guerre de Corée. La poésie bucolique de Printemps, été, automne, hiver… et printemps finit de l’imposer en Occident, tandis que l’agressif Bad Guy séduit un large public en Corée.

En 2004, au Festival de Berlin, Kim Ki-duk remporte l’Ours d’argent du meilleur réalisateur pour son portrait d’une jeune prostituée, Samaria. Il repart aussi de Venise avec le Lion d’argent pour Locataires, une histoire d’amour quasi muette. Les personnages de Kim Ki-Duk sont silencieux, parce que, explique-t-il, « quelque chose les a profondément blessés. Leur confiance dans les autres a été détruite à cause de promesses non tenues. » Guetté parfois par une dérive esthétisante (L’Arc), le cinéaste nourrit des ambitions internationales, et rêve de réaliser lui-même les remakes français ou hollywoodiens de ses propres films.

Florence Colombani
Le Monde du 05 Mars 2006


A la poursuite du nirvana

Plusieurs pistes permettent au spectateur de cheminer au fil des saisons de Kim Ki-duk. La première, annoncée dès le titre du film, ne mène qu’à elle-même et se boucle sur l’évidence tranquille des éternels retours. Un apologue méditatif, concentré avoué de culture bouddhique, impose halte et épure dans l’oeuvre foisonnante et éclectique du réalisateur sud-coréen.

La simplicité du parallèle, quadrature du cycle qui forge l’unité du film, est évidemment désarmante : quatre saisons de la vie d’un temple, situé en pleine nature au milieu du très cinégénique lac Jusanji, renvoient à autant de moments clés dans l’existence d’un homme dont le parcours – naturellement initiatique – est étroitement lié au sublime site depuis sa plus tendre enfance. Histoire d’un disciple, donc, qui n’a guère d’autre choix que l’apprentissage et l’acceptation d’une maîtrise qui le mèneront sans surprise, à son tour et en cinquième saison, à transmettre le témoin de l’enseignement reçu.

Classique, l’indispensable pari de l’unité de lieu garantit en toute logique la sérénité centrifuge et contemplative d’une intrigue qui ne cesse d’affirmer les vertus de la retraite et les vices du siècle. Car, adage bien connu, l’enfer, c’est l’ailleurs. « Tu ignorais que l’extérieur était comme ça ? », s’étonne le vieux moine accueillant l’élève prodigue devenu criminel après avoir fui pour un temps l’ascétisme de la pagode. Stigmatisée, l’erreur ne condamne pas pour autant.

Chaque exaction, après prise de conscience et expiation, permet de franchir un cap. D’où une mémorable séquence de punition où la flamme d’une bougie lèche jusqu’à la rupture la corde qui suspend un corps meurtrier et meurtri. D’où la présence de portes et de portiques qui symbolisent la traversée de seuils d’autant plus symboliques qu’aucun mur ne clôt l’espace.

Défense et illustration du passage qu’illustre également le goût du réalisateur pour la déclinaison : saisons, âges de la vie, bestiaire, états de la matière – comme le confirme l’exploration du solide, du liquide et du vaporeux de l’élément aquatique – sont toujours saisis dans la perspective d’une évolution qui culminera, comme il se doit, sur les hauteurs intemporelles d’un des sommets environnants ; l’ultime effort du maître aura alors affranchi corps et objets des contraintes de la pesanteur en installant au poste d’observation la statue de Bouddha qui a accompagné ses pérégrinations.

Derrière ce parcours balisé se dessinent malgré tout en filigrane d’autres itinéraires plus aventureux. Chemins qui ne mènent nulle part, ces échappées sont aussi précieuses pour le spectateur que l’arrivée de visiteurs étrangers chez les étranges créatures du lac. « C’était le bon remède », commente malicieusement le vieux sage qui vient de laisser à son disciple adolescent le soin de parachever la cure d’une jeune neurasthénique en lui faisant l’amour. De même, l’apparition brutale de deux policiers en quête d’assassin expose le vase clos au risque des fêlures de la modernité.

Peu importe en bout de course que la déconfiture des intrus soit instrumentalisée à des fins édificatrices. Lorsque les inspecteurs aident leur prisonnier à accomplir ses tâches rédemptrices ou qu’ils se ridiculisent devant un moine lanceur de caillou, nous retenons surtout la puissance d’instants où le film s’éloigne du programme préétabli du conte philosophique pour caresser d’autres genres. La comédie, certes. Mais aussi et surtout le fantastique. On se plaît alors à remarquer que, loin d’être amarré au centre du lac, le ponton qui soutient le temple dérive sans direction. Dans la brume, Printemps, été, automne, hiver… et printemps devient alors, fugacement, une histoire de magie et de réincarnation, de prédestination et de télékinésie, écrite du bout de la queue par le chat immaculé d’un sorcier calligraphe.

Thierry Méranger

Les “Cahiers du Cinéma”


Initiation à la sagesse

« Printemps, été, automne, hiver… et printemps », du cinéaste coréen Kim Ki-duk, est une fable liturgique sur l’apprentissage spirituel, entre quiétude bouddhique et tentations matérialistes

Des cinéastes comme Hong Sang-soo, Im Kwon-taek et Lee Chang-dong ont imposé récemment le cinéma coréen sur la scène internationale, mais le premier à avoir été remarqué fut Yong Kyun-bae, en 1989, avec Pourquoi Bodhi Dharma est-il parti vers l’Orient ?, une oeuvre prônant l’ascèse dans une esthétique déterminée par le zen.

Or cet autre créateur prolifique qu’est Kim Ki-duk, qui signe chaque fois des films de styles différents, nous rappelle avec Printemps, été, automne, hiver… et printemps que si l’univers des uns et des autres s’avère parfois influencé par des aspirations matérielles et des philosophies occidentales, la Corée reste profondément marquée par la culture bouddhique et la quête du détachement indifférent.

Il serait donc injuste de soupçonner Kim Ki-duk d’opportunisme. Plus que la splendeur visuelle de l’illustration exotique d’un parcours initiatique destiné à l’exportation, c’est l’authenticité d’une croyance en une certaine sérénité qu’il exprime ici, lui qui, après une phase d’athéisme, s’est tourné vers le christianisme et avoue aujourd’hui être en paix avec lui-même grâce aux leçons de Confucius.

On sait que Confucius avait, dans son enfance, tué un oiseau et que ce geste l’avait condamné à être dévoré par le remords du mal. C’est ce qu’il advient du gamin qui, dans Printemps, été, automne, hiver… et printemps, s’amuse à martyriser des animaux en les lestant d’un caillou. Le vieux moine dont il est le disciple dans un temple flottant au milieu d’un lac le condamne alors à se déplacer avec une grosse pierre attachée dans le dos jusqu’à ce que le poisson, la grenouille et le serpent martyrisés soient délivrés de leur martyre. Les sanglots du gamin seront à la mesure de la faute commise, ineffaçable.

La leçon perpétrée au fil des saisons sera la même. Que le gamin devenu moine perde le sommeil face à une jeune fille venue soigner un mal étrange, qu’il succombe au désir sexuel et déserte le temple pour la suivre, qu’il se mue en meurtrier par jalousie, prouve qu’il n’y a pas d’innocence naturelle, que l’homme ne peut acquérir la quiétude qu’en ignorant appétits et tourments, et que quiconque cède aux passions se condamne à la mauvaise conscience. Le pécheur garde éternellement la trace des fautes qu’il a commises.

Simple comme une fable, le film liturgique de Kim Ki-duk affiche une joliesse picturale pour prôner une discipline spirituelle. Aux tentations de luxure, de possession, il oppose la sagesse quasi démiurgique du maître qui voit tout, sait trier d’instinct les herbes comestibles et les plantes vénéneuses, connaît la manière de s’affranchir des pulsions mauvaises et l’art de tirer le meilleur parti du monde vivant.

De belles images parsèment cet itinéraire religieux : des portes qui s’ouvrent sur un décor paisible, un bouddha sculpté dans la glace, un chat dont la queue est transformée en pinceau, un homme qui se couvre les yeux de papiers calligraphiés pour pleurer. Elles font aussi de Printemps, été, automne, hiver… et printemps un film à la poésie déconcertante.

Jean-Luc Douin
Le Monde du 05 Mars 2006

Extrait : Printemps, Eté, Automne, Hiver… et Printemps (2003) Kim Ki-Duk

Festen | Thomas Vinterberg | 1998

FESTEN (Fête de famille, Danemark, 1998, 106 min).

RÉALISATION : Thomas Vinterberg, Morgens Rukov, d’après une idée de Thomas Vinterberg.

PHOTOGRAPHIE : Anthony Dod Mantle D.

SON : Morten Holm.

MONTAGE : Valdis Oskardottir.

PRODUCTION : Nimbus Films APS.

INTERPRÈTES : Ulrich Thomsen (Christian Klingenfeldt), Henning Moritzen (Helge Klingenfeldt, le père), Thomas Bo Larsen (Michael), Paprika Steen (Helene), Birthe Neumann (la mère)


Délivrez-nous du père

DOGMA 95 est le nom du nouveau décalogue à quoi souscrit Thomas Vinterberg : ” Tu ne poseras pas ta caméra ; tu n’utiliseras pas de musique off ; tu ne feras pas d’images propres… “ Comme toujours avec les dogmes, l’important n’est pas d’y croire (aucun catholique romain ne croit sérieusement à l’infaillibilité pontificale), mais de s’obliger à y croire, et de se livrer pieds et poings liés à des vérités d’apparence. En cela, les signataires de la charte ont quand même une idée forte : le cinéma se doit d’obéir – avec toutes les transgressions d’usage – à des principes improbables qui lui sont extérieurs. Ce ne sont pas les films qui imposent leur forme, mais la forme qui est imposée aux films.

Festen, de Vinterberg ressemble beaucoup aux Idiots, de Lars von Trier, autre film-Dogme, sauf que Vinterberg est plus virtuose et qu’il s’autorise plus de dérangeantes audaces. Résultat : Festen est un film beaucoup plus réussi que Les Idiots. Réussi, au demeurant, n’est peut-être pas le mot puisque tout le film de Vinterberg joue le jeu d’une (fausse) incurie esthétique : découpé et monté en dépit du bon sens, cadré n’importe comment, pas éclairé du tout, mais joué admirablement, ce qui prouve s’il en était besoin que cette incurie n’a pas pour visée la laideur, mais une nouvelle beauté. Une beauté démocratique puisqu’elle renonce à tout ce qui est de l’ordre de la maîtrise technique et prône le bâclé et l’amateurisme formels. Dogmatique en diable, Vinterberg fait semblant de croire à l’art démocratique, il n’ignore pas qu’il faut encore savoir ne pas savoir faire. Pour le reste, Festen ressemble à un film nordique comme il a dû déjà s’en tourner beaucoup et dont le modèle idéal serait Fanny et Alexandre, d’Ingmar Bergman.

Une famille au-dessus de tout soupçon, grande bourgeoise et protestante, se réunit pour fêter le patriarche. Mais tout tourne mal parce qu’un des fils décide de déballer le secret de famille : le père violait ses enfants. Il faudra tout le film pour que les convives se décident à croire le fils violé. Où l’on voit que la question du Dogme a des applications concrètes. La vérité n’est jamais qu’une affaire de croyance, et les convives ne sont pas prêts à remettre en cause si facilement le patriarche qui fut la foi de leur vie. Il faudra au fils, symboliquement nommé Christian, une bonne dose de ténacité et une stratégie compliquée pour produire une nouvelle vérité, aidé en cela par un bienveillant personnel, cuisiniers et femmes de chambre réunis – la domesticité (c’est une affaire de classe) ayant toujours un autre credo que les maîtres.

Ce recours aux cuisines de la maison bourgeoise comme lieu de commentaire de l’action et moteur caché de la machine évoque bien sûr les mongoliens des cuisines de L’Hôpital et ses fantômes de Lars von Trier. Comme aussi il y a dans Festen un fantôme pour venir en aide à Christian (très beau moment). Allusion, hommage d’un Danois à l’autre, vol qualifié ? Plutôt recours à une culture commune où les arrière-mondes sont à portée de main et où le fantastique fait partie des meubles.

Stéphane Bouquet,

“Les Cahiers du cinéma”, juin 1998

Du Dogme à Hollywood

S’ÉTONNERA-T-ON d’apprendre que Thomas Vinterberg, né à Copenhague en 1969, a grandi dans une communauté hippie sans aucun point commun avec le cénacle bourgeois perclus de tabous qu’il démolit dans Festen ? Juste retour de bâton, le jeune Thomas devint premier de la classe et plus jeune diplômé de l’Ecole nationale du cinéma, celle où Lars von Trier avait lui-même étudié une dizaine d’années auparavant.

Si la famille comme cellule, ensemble de valeurs, n’a pas structuré son imaginaire, c’est pourtant une utopie familiale qui affleure dans son premier long métrage. Dans Les Héros, Thomas Bo Larsen et Ulrich Thomsen, deux marginaux loufoques, apprennent que l’un d’eux est père d’une fillette de 12 ans. Dès lors, ils n’ont de cesse de la sauver des griffes d’un beau-père violent pour l’embarquer dans leur “road trip” vers la Suède. Le conte doux-amer ne convainc guère, mais la fratrie de Festen est trouvée.

Concocté sur un coin de table avec trois amis cinéastes, le Dogme apporte au tout jeune Vinterberg une contrainte productive. Le 20 mars 1995, à Paris, au Théâtre de l’Odéon, Lars von Trier et Thomas Vinterberg lancent un paquet de tracts rouges dans l’assemblée qui célèbre le centenaire du cinéma. “Le cinéma antibourgeois est lui-même devenu bourgeois”, lit-on dans ce manifeste anti-auteur qui recommande de ne plus signer les films.

Les autres commandements de ce “voeu de chasteté” : décors et lumières naturels, son direct, caméra portée, unité de lieu et de temps, musique additionnelle, trucages et armes à feu interdits… De plus, les réalisateurs du Dogme s’engagent à s’abstenir de tout goût personnel et à ne plus se revendiquer artiste ! Au risque d’un rapprochement inattendu, il faut rappeler qu’un Jean Renoir eut à ses débuts un semblable mouvement de réaction envers le cinéma des années 1920 se déclarant pompeusement “artistique” : Mes camarades et moi, nous haïssions ce mot artistique, rappelle-t-il dans un entretien avec Jacques Rivette en 1966.

Caprice d’enfant gâté ? Restes d’éducation protestante ? Discours de la méthode ? Quoi qu’il en soit, en termes de publicité, le Dogme fonctionne, les demandes de labellisation des films abondent, encore aujourd’hui, en provenance du monde entier. Festen, avec ses airs de film de famille tournant au vinaigre, se pose en exemple séduisant de la ” purification ” des effets de style.

Pourtant, emporté par un succès inattendu, Thomas Vinterberg, invité au Festival de Cannes en 1998, dévia du Dogme en cédant aux sirènes ” bourgeoises ” du vedettariat. Il en oublia même de ne pas signer Festen… Le Dogme aura été pour lui un sésame temporaire. Festen, de loin son film le plus réussi, lui ouvre les portes de Hollywood pour davantage de compromis et un sentimentalisme aussi mièvre que dans Les Héros, avec It’s All About Love (2002). Même lorsqu’il adaptera, en 2003, un scénario de Lars von Trier, Dear Wendy, une parabole sur l’usage des armes à feu par les adolescents américains qui n’a pas, loin s’en faut, le brio de l’Elephant de Gus van Sant. Renverser le mauvais père n’aura pas suffi à l’enfant terrible du Dogme devenu son enfant gâté.

Charlotte Garson

“Les Cahiers du Cinéma”

Extrait : Festen (1998) Thomas Vinterberg

John Cassavetes | Réalisateur | 1929-1989

C’est vers le milieu des années 50 qu’on a commencé à entendre parler d’un comédien nommé John Cassavetes. Issu de l’American Academy of Dramatic Arts de New York et marqué par la Méthode de Lee Strasberg, L’homme, Grec par ses parents mais Américain à part entière, se fait tout de suite remarquer dans un film de Martin Ritt, Edge of the City (L’Homme qui tua la peur). Déserteur et humaniste, farouchement indépendant, Cassavetes est déjà tout à fait lui même, mais on ne le sait pas encore. Acteur de théâtre, de télévision et de cinéma, charmeur et séduisant comme pas un, le futur Johnny Staccato est tout désigné pour devenir un nouveau James Dean ou Marlon Brando, à moins qu’il ne soit un successeur de Humphrey Bogart, avec qui il partage la petite taille et l’intelligence aiguë.

C’est alors que survient un étrange événement qui dérange les plans qu’on avait tracés pour la future star. Un beau soir de 1957, John Cassavetes n’écoutant que ses impulsions, qui deviendront plus tard légendaires, décide de faire un film. C’est lui qui le réalisera mais il n’y jouera pas. Et mieux que cela, il décide de financer le film par souscription publique. Cela ne sera finalement pas vraiment le cas, mais avec l’aide de Maurice Mac Endree et de Nico Papatakis, exilé à New York pour cause de guerre d’Algérie, il va terminer Shadows.

Comme Rouch, Godard, Truffaut, Rivette en France, ou Oshima au Japon, Cassavetes fait entrer un souffle d’air et de vie dans le cinéma. Shadows comme A bout de souffle ou plus tard L’Amour fou de Rivette, use des méthodes du cinéma direct pour les mettre au service de la fiction. Pourtant, les uns et les autres ne se connaissent pas et ignorent le travail que chacun mène de son côté.

Shadows (1959)

Mais l’époque est aux Nouvelles Vagues et ce moment du cinéma reste unique. Shadows définit, mieux que tout autre film, les axes de la méthode de Cassavetes : complicité de la production et de la mise en scène, refus d’une soumission à la technique, relation privilégiée à l’acteur, mélange détonant d’improvisation et d’écriture, montage conçu comme un work in progress. En somme, un cinéma fondé sur l’intuition et la liberté contrôlée. Un cinéma où triomphe l’élément humain.

Tourner avec Cassavetes, pour les techniciens comme pour les acteurs, exige une disponibilité de tous les instants. L’imagination est préférable au professionnalisme sec. L’ambiance est plus importante que le scénario et les acteurs sont les princes du film, véritables pierres de touche de la mise en scène. De tout cela, Shadows est complètement imprégné et présente d’emblée la quintessence du cinéma de Cassavetes.

Il faut encore insister sur un point essentiel quant à ce premier film, c’est son sujet doublement risqué pour l’époque. D’abord, il s’agit d’amours interraciales entre un blanc et une jeune fille noire, mais vues du point de vue de la communauté black. Audace d’une histoire qui ne simplifie jamais les multiples ambiguïtés ou tensions entre les races, et qui reste néanmoins profondément attachée à un idéal de métissage.

Ensuite, les rapports frères-sœurs sont traités avec une subtilité, une délicatesse rares et contiennent implicitement une dimension sinon incestueuse, du moins proche de l’amour. Pente de l’inceste frôlé que Cassavetes empruntera à nouveau, vingt cinq ans plus tard pour son avant-dernier film Love Streams.

Mais, dans Shadows comme dans Love Streams, c’est moins l’attraction sexuelle qui hante Cassavetes que l’affinité secrète, indéfinissable qui lie un frère et une sœur. Préoccupation qui le rapproche, pour le compte du cinéma, des grands romans qui expérimentent la relation frère-sœur tels que Pierre ou les ambiguïtés de Herman Melville ou L’Homme sans qualités de Robert Musil.

En tout cas, Shadows, que nous n’avions pas vu en France depuis trente ans, a gardé toute sa fraîcheur comme si le New York de 1958 capté en direct, était resté éternellement présent. Dernier élément constitutif de Shadows : la musique. Pourquoi ? Tout simplement, parce que l’auteur et l’interprète est Charles Mingus qui improvise en compagnie de Shafi Hadi, son saxophoniste de l’époque, tout au long des images Mingus fait tellement corps avec Shadows qu’on finit par ne plus savoir si c’est la musique qui accompagne les plans ou l’inverse. Dans un cas comme dans l’autre, le phrasé, la sonorité, la pulsation, le rythme de Cassavetes comme de Mingus font merveille. Là encore, parenté avec le jazz qu’il reprendra dès son film suivant, Too Late Blues, sans parler de série télé Johnny Staccato où il interprète le rôle-titre. Que Cassavetes soit un cinéaste indépendant ne l’empêche pas d’être remarqué par Hollywood.

Suivront deux films, plus mineurs : Too Late Blues et A Child is Waiting. L’expérience du second film sera néanmoins traumatisante pour Cassavetes. Dépossédé du montage par Stanley Kramer son producteur, il quitte les studios pour retrouver sa liberté.

Faces (1968)

Après un temps de légère dépression, Cassavetes, dont l’énergie est aussi étonnante que celle d’un Bergman ou d’un Renoir, entreprend Faces, sans doute son chef-d’œuvre. Sur tous les plans, ce film est torrentiel et inoubliable.

Faces n’a jamais été distribué en France. Sa sortie est donc un événement à plus d’un titre. Imaginez que Pierrot le fou soit resté inédit jusqu’à ce jour et vous comprendrez le choc que constitue la découverte de Faces. Pourtant, ce film, montré et primé à Venise en 1968, n’a rien de spectaculaire en apparence. Il n’est après tout question que de petits bourgeois en goguette, femmes et hommes se trompant mutuellement. D’où vient alors sa puissance, son caractère à la fois terrible et vital ? A coup sûr, de cette caméra gestuelle, de cette ivresse, à coup sûr, de cette caméra gestuelle, qui envahit littéralement le film, de ce flux de parole impossible à endigue. Il y a bien de l’hystérie dans Faces, mais elle est toujours humaine trop humaine et surtout filmé sans voyeurisme. Nous, spectateurs, sommes impliqués dans l’expérience et projetés dans l’œil du cyclone.

Faces est encore important car il est le premier film de Cassavetes où l’idée de troupe joue un rôle prédominant. On y voit à l’œuvre deux acteurs fétiches de la tribu, Seymour Cassel et Gena Rowlands. Certes, le premier avait fait son apparition en batteur de jazz dans Too Late Blues tandis que la seconde participait à A Child is Waiting, en second rôle derrière les stars, Judy Garland et Burt Lancaster. Mais cette fois, ils sont, l’un et l’autre, enfin libres de leurs mouvements, capables de raccourcis, d’instantanés, d’impulsions invisibles dans les films hollywoodiens traditionnels. J’ajouterai une mention spéciale à Lynn Carlin, une des actrices principales, qui, pour les besoins du film, passa de l’état de secrétaire à celui de comédienne. Quant à John Marley, le dernier membre du quatuor de base, on le retrouvera un peu plus tard dans Le Parrain, une tête de cheval ensanglanté au beau milieu de son lit.

Faces donna à Cassavetes une forme de reconnaissance et une nouvelle autonomie. Avec ce film, fait entre amis et à la force du poignet, sans argent ou presque, avec des méthodes de production sans rapport aucun avec l’industrie, commence la période la plus faste de Cassavetes. Il enchaîne Husbands (1970) qui contribua il y a quelques années à le faire revenir sur le devant de la scène française.

Une Femme sous influence (A Woman Under the Influence, 1974)

En 1973, il tourne Une Femme sous influence avec Gena Rowlands à nouveau et Peter Falk qu’il avait déjà rencontré pour Husbands. Comme Faces, Une Femme sous influence est un grand film sur l’Amérique moyenne et son quotidien. On y voit des personnages invisibles dans l’ensemble du cinéma américain. Mais, cette fois-ci c’est la folie ordinaire qui domine.

Faces mettait en scène les frustrations d’un homme et d’une femme qui se déchiraient. Une Femme sous influence montre au contraire comment un couple se reconstitue. Rarement, un film aura été à la fois aussi documentaire et aussi pudique. D’ailleurs, le film ne se limite pas au couple, il fait entrer l’excès au cœur de la famille. Il mobilise les relations et tous les affects familiaux qui oscillent sans cesse de l’amour à l’aliénation. Cette fois, c’est le plan-séquence qui domine et permet à Cassavetes de capter admirablement les scènes de groupe. Trois exemples inoubliables: la grande scène des spaghettis où Mabel (Gena Rowlands) se trouve face à une vingtaine d’ouvriers; la séquence qui précède l’internement où la belle-mère, le mari, le docteur, les enfants en viennent à former des grappes humaines littéralement inextricables; le retour de Mabel à la maison. Trois moments d’anthologie qui n’ont pourtant rien de morceaux de bravoure. Sur la folie, Cassavetes n’a jamais le moindre regard moralisateur. Il se contente d’enregistrer des comportements et nous laisse libre de juger ou plutôt de regarder. Le secret de Cassavetes c’est de laisser la vie s’exprimer jusque dans ses excès et ses débordements. Une Femme sous influence dégage des trésors d’amour et c’est le plus important !

Meurtre d’un bookmaker chinois (The Killing of a Chinese Bookie, 1976)

Le film suivant, Meurtre d’un bookmaker chinois (1976, d’abord sorti en France sous le titre Le Bal des vauriens) appartient à un genre codifié à l’extrême, le film noir. On pourra s’en étonner, de la part d’un cinéaste qui semble bouder les règles du jeu en vigueur à Hollywood.

C’est oublier que déjà Minnie et Moskowitz avait toutes les allures d’une comédie loufoque à la Capra. Cassavetes joue le jeu du film de genre mais avec ses propres armes. Loin de refaire Le Grand sommeil ou Asphalt Jungle, il impose son rythme. Meurtre d’un bookmaker chinois est un polar crépusculaire, où Cassavetes se plaît à filmer un Los Angeles presque désert dans lequel rôdent des tueurs déglingués.

Il faut bien sûr dire un mot du personnage principal, Cosmo Vitelli, interprété par un Ben Gazzara en grande forme, qui fait son retour dans le clan Cassavetes six ans après Husbands. Cosmo Vitelli est propriétaire d’une boîte de strip-tease mais il est aussi le dépositaire d’une morale du spectacle que le Jean Renoir de French Cancan ou le Vincente Minnelli de Tous en scène n’auraient pas reniée et qui pourrait se résumer en une phrase : “The show must go on”. Mais Cosmo Vitelli est aussi le prototype du self-made-man essayant désespérément de préserver l’indépendance financière de sa petite entreprise sans y parvenir. C’est donc un autoportrait du cinéaste en artisan, guidé par son désir d’autonomie mais guetté par les puissances d’argent. Cosmo signe une reconnaissance de dette envers les mafiosi et cette signature est comme la preuve irréfutable de son aliénation.

Opening Night (1977)

Avant de retourner à Hollywood reparler justement de la Mafia pour Gloria, Cassavetes aura le temps de réaliser un de ses films les plus ambitieux, Opening Night, qu’on peut considérer comme son art poétique. La sortie tardive de ce film est un événement car c’est tout simplement l’une des œuvres les plus importantes de son auteur. D’abord parce qu’il témoigne d’une activité parallèle du cinéaste, le théâtre, très importante au début et à la fin de sa carrière.

Certes, Opening Night n’est pas vraiment un documentaire sur le travail théâtral de Cassavetes, mais il permet en tout cas de se rendre compte de l’importance qu’il lui réserve en liaison étroite avec le cinéma. Opening Night est l’histoire de Myrtle Gordon (Gena Rowlands), le récit d’une période cruciale de la vie d’une comédienne de théâtre en pleine crise d’identité, en pleine confusion entre la vie et la scène. C’est aussi l’histoire d’une troupe, avec son metteur en scène (Ben Gazzara), ses acteurs (dont John Cassavetes), son auteur, son directeur de théâtre, ses machinistes, son habilleuse… C’est encore l’histoire d’une pièce, The Second Woman, de ses répétitions et de ses métamorphoses. Car bien sûr, chez Cassavetes, le texte n’est jamais sacré et la vie s’infiltre par tous les côtés de la scène pour venir modifier subtilement ou sauvagement le théâtre.

Opening Night, c’est enfin le second volet d’une trilogie sur l’hystérie qui commence avec Une Femme sous influence et qui s’achève avec Love Streams et dans laquelle la présence de Gena Rowlands est exceptionnelle. Ici, la comédienne est extraordinaire, jouant les troubles de comportements, les variations d’humeur, les troubles affectifs et alcooliques, les hallucinations, la dépense nerveuse, avec une très grande présence physique, exceptionnelle, payant littéralement de sa personne pour faire rendre gorge à la vérité du personnage. Ceci donne le plus dense et le plus européen des films de Cassavetes, une tragi-comédie indescriptible où le souffle de la dérive emporte tout sur son passage.

Ces cinq films – Shadows, Faces, Une Femme sous influence, Meurtre d’un bookmaker chinois, Opening Night – montrés ensemble constituent la part la plus vive de l’œuvre de Cassavetes. Ils sont simples et directs comme des moments de notre vie saisis par une caméra traqueuse et chaleureuse à la fois. Leur découverte ou redécouverte, permettra enfin de donner à John Cassavetes sa véritable place, une des toutes premières dans le cinéma moderne.

Thierry Jousse


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Pendant longtemps, Cassavetes sera surtout connu comme acteur (Les douze salopards, A bout portant, Rosemary’s Baby…), mais c’est évidemment comme auteur de films qu’il apparaît ici, à l’aube de sa carrière, avant même qu’il soit devenu la coqueluche des cinéphiles. Retour dans les années 60…

En 1965, nous sommes chez lui, à Hollywood. Il est entouré de ses collaborateurs. Son garage a été transformé en salle de montage. Ses monteurs sont des élèves de l’UCLA

John Cassavetes 1929-1989

Filmographie en tant que Réalisateur :

– Big Trouble (1986)

Love Streams (1984)

Gloria (1980)

Opening Night (1977)

The Killing of a Chinese Bookie (1976)

A Woman Under the Influence (1974)

Minnie and Moskowitz (1971)

Husbands (1970)

Faces (1968)

A Child Is Waiting (1963)

A Pair of Boots (1962)

My Daddy Can Lick Your Daddy (1962)

Too Late Blues (1961)

Shadows (1959)