Il Sorpasso | Le Fanfaron | Dino Risi | 1962

Affiche IL SORPASSOTitre Original : Il Sorpasso

Titre Français : Le Fanfaron

Année : 1962

Pays : Italie

Type : Comédie dramatique – Durée : 1h45

Réalisation : Dino Risi

Avec Vittorio Gassman (Bruno Cortona), Jean-Louis Trintignant (Roberto Mariani), Catherine Spaak (Lilly Cortona), Claudio Gora (Bibi), Luciana Angiolillo (la femme de Bruno)…


Amuser et émouvoir

Article de François Bégaudeau paru dans « Le Monde » du 20.03.05

Plusieurs façons d’identifier l’opposition de caractère dont Le Fanfaron fait son miel. L’un est Jean-Louis Trintignant, l’autre Vittorio Gassman. L’un est sage comme une image, l’autre insatiable comme un photogramme. L’un fait du droit, l’autre les a tous. L’autre fume, l’un pas. Et tutti quanti.

IL SORPASSOPour s’épargner ce vertige binaire, il faudrait ne dire qu’une chose, ramener tous les couples de notions contraires à un seul : Roberto-Trintignant a une voix off, Bruno-Gassman pas. Symptôme radical de ce que Roberto maintient avec la vie alentour la distance d’un quant-à-soi, quand Bruno se jette sans états d’âme dans le grand bain du dehors. Homme sans maison, sans intérieur, homme-voiture absolument présent à l’environnement. Antennes dressées, toujours aux aguets, il regarde tout et tout le regarde. Téléphonant au bureau de Bruno, ses yeux ne laissent rien passer : « Qui c’est la dodue-là sur la photo ? » « C’est quoi ça, du droit civil, non ? » Rien de ce qui a lieu dans un rayon proche ne lui est étranger, appelant à chaque fois un commentaire, une boutade, une évaluation expéditive – « belle salle de bains ».

Bruno entretient un rapport de type pavlovien avec le réel. Qu’une chose se présente, et aussitôt elle stimule une réaction. Qu’une sirène de bateau se fasse entendre au loin, et, mécaniquement, en plein milieu d’une phrase sans rapport : « Un de ces jours je m’embarque. » Plus qu’un réflexe beauf, le klaxon est comme l’indicateur sonore de ces récurrentes connexions avec l’alentour, parfois relayé par une parole dépêchée pour dans la foulée établir le contact, fût-il sommaire et unilatéral. Famille tassée dans une voiture de fortune : « Eh, le pépé, vous l’avez laissé à la maison ? » Cycliste à la peine : « Tu veux une vespa ? »

IL SORPASSOComme saint François aux oiseaux, Bruno parle même aux arbres qu’il évite d’un coup de volant : « Tu l’as échappé belle. » Intéressante inversion, puisqu’ici un « je l’ai échappé belle » était attendu. C’est que, dans le monde de Bruno, les deux énoncés s’équivalent, le dehors étant comme un prolongement de lui-même. La preuve, il ne cesse de le toucher comme il se gratterait la cuisse. Pommes sur la table ? Il en prend une et la croque. Flacon de parfum dans la chambre de sa femme ? Il s’en passe une goutte dans le cou. Tout lui appartient et il appartient à tout. Le contrat qui le lie au monde est une copropriété. Pas étonnant que les rues désertes du 15 août lui « foutent le cafard » : si le monde se vide, il n’est plus rien.

En somme, le néoréalisme continue ici par d’autres moyens. Cette fois c’est l’acteur tout entier, non son seul regard redoublant celui de la caméra, qui est réquisitionné pour créer le lien avec le monde objectif. Lancé dans le sillage de sa décapotable, Le Fanfaron serait un Voyage en Italie en accéléré. Plus concret, plus tactile, plus accroché au goudron, un périple avec des pneus qui crissent. Par suite, moins gravement tendu vers une révélation.

IL SORPASSOLe réel, qui chez Rossellini se gagne au terme d’un long pèlerinage, est ici toujours déjà à portée des mains baladeuses de Bruno, cueilli dans son registre non pas épiphanique mais profane, multiple, impur. Ainsi la comédie italienne récolterait frivolement les fruits des efforts fournis par ses austères prédécesseurs. Ils ont débusqué le réel, Risi s’y ébat, traversant avec délectation une Italie déhanchée par le twist, bordée de plages surpeuplées de filles en maillot de bain. Bref, une Italie sur la crête de la modernité à la fois fraîche et ridicule des années 1960 commençantes. Bruno est le produit en même temps que l’incarnation outrée de ce pays-ci, et il est sans mémoire. « Les tombes étrusques, dit-il, je me les mets… » De lui, on ne sait que la présence, la somme des gestes commis ici et maintenant.

Il est vrai qu’au bout d’une première heure tonitruante l’homme absent à lui-même est rattrapé par sa biographie, aimanté vers la maison de son ex-femme. Le voilà emmailloté dans un rôle de père si peu seyant qu’il perd sa verve à tâcher d’en être digne. A ce moment, le film se grève de sentiment, partant se ralentit, ce qui sans doute fera redire que la grande comédie italienne a ceci d’exceptionnel qu’elle sait à la fois amuser et émouvoir. Alors que si Le Fanfaron n’était que joie et pirouettes, on ne l’en aimerait pas moins.

Une aventure italienne

Archive Les Cahiers du cinéma, 1963


En 1963, dans les « Cahiers du cinéma », Michel Delahaye expliquait qu’avec « Le Fanfaron » Dino Risi avait su mettre à profit l’héritage d’Antonioni pour réaliser une oeuvre à la fois profonde et superficielle.

Le Fanfaron
(Il Sorpasso) est un film de surface, qui vous touche par la surface mais ne laisse de chatouiller profond. Risi fut, dit-on, médecin, il l’est toujours : il pratique l’acupuncture.

C’est un homme qui sait apprécier la densité d’un corps et le rayonnement d’un champ nerveux et que, contrairement au proverbe (destiné à marquer une apeurante vérité), on peut parfaitement juger les gens sur la mine. Il sait comment joue l’affrontement des êtres et des choses, ce qui fait les organismes matcher ou non entre eux, pour employer un américanisme qui s’impose, s’agissant du très américain domaine du comportement, majeur au cinéma mais qui, hors l’Amérique, ne fut, sauf exceptions, que mal ou trop théoriquement exploré.

L’ancien initiant le jouvenceau aux gestes aventureux de la vie, voilà, entres autres, un des grands motifs de la saga westernienne (Tin Star ou L’Homme qui n’a pas d’étoile). Mais si l’on ajoute que le jeunot (studieux, rangé, livresque), initié à ce qu’il n’est pas apte à vivre, se sent perpétuellement dépassé par les événements, nous nous rapprochons alors du thème des Cousins. Il est ici moins théorique (mais ce fut le grand mérite des Cousins que d’incarner si justement le postulat), l’accent étant mis sur l’aspect plus organique que métaphysique du destin. (…)

Gassman est ici le « winner », qui se meut avec aisance dans l’univers de la jouissance aventureuse, Trintignant, le looser qu’emporte l’autosport, impressionnant objet auquel il s’intègre mal et qui incarne cette aventure dans laquelle il s’est laissé entraîner, étrangère à son génie propre, et dont nous avons tôt fait de pressentir que l’issue lui sera fatale. (…)

Trintignant, arraché à son équilibre, projeté dans un univers dont l’extranéité le fascine et l’inquiète, se demande où est la vraie vie et s’il ne se trompe pas en menant la sienne. La chute du haut de la falaise est une des réponses au problème. Une autre nous est donnée par la femme de Gassman (admirables plongées dans la sphère d’origine des deux hommes quand, pour donner but à leur errance, ils vont chercher refuge dans leur port d’attache). Pour qui il est tout simplement un malheureux, un malchanceux, un loser. Car c’est bien « a failure » (pour continuer à parler « vého ») que ce gentil aventurier de pacotille, englué dans l’irresponsabilité crasse des adolescents prolongés.

Cette façon qu’a le film d’utiliser les plus minimes replis du sort (le camion aux réfrigérateurs) pour aider à la signification des êtres, nous renvoie (dernière mais italienne référence) à Antonioni, dont Risi – déjà, dans Un amore a Roma, L’Inassouvie (!) – semble bien être le seul qui ait pu (sans plagiat, épigonisme ni parodie) mettre à profit l’héritage, héritant surtout l’aspect le plus immédiat, le plus superficiel de la modernité antonionienne.

Risi, en somme, en hérite le meilleur, outre que la beauté du film vient justement de ce qu’il est film du premier degré, superficiel, mais à quoi Risi fait rendre tout ce que superficialité peut rendre, forme de la profondeur. C’est dire que son moteur a un excellent rendement par rapport à celui de tel ou tel qui, relativement à l’ambition et à la frénésie de la recherche, trouve moins que ne fait Risi, ayant échafaudé une machine dont les arbres de transmission cachent la forêt des engrenages premiers.

Risi trouve le maximum de beauté pour le minimum de système. (…) Il est le seul qui ait su parfaitement achever l’éternel projet du cinéma italien (dont celui-ci se laisse perpétuellement détourner, fasciné par des postulats théoriques étrangers à son génie propre), fait pour réaliser, heureusement et naturellement, la conjonction des aspirations du temps et de l’art du temps dans ce qu’elles ont de plus fugace et, là-dessous, de plus profond.

Fait des mille accidents qui situent un destin, un lieu, une époque, des mille références qui en établissent les coordonnées (et Risi fait feu et flèche de tout bois dans la peinture des moeurs vacancières avec danses, rengaines, maillots, coiffures, bistrots et fillettes à la mode, sans parler des « public jokes » ), le film nous restitue tous ces impondérables qui, avant l’invention des frères Lumière, disparaissent pour toujours, ces petites péripéties du siècle qui composent l’air du temps. Il Sorpasso est aussi un film très drôle.

Extrait : Il Sorpasso | Le Fanfaron (1962) Dino Risi