Citizen Kane | Orson Welles | 1941

Titre Original : Citizen Kane

Année : 1941

Pays : Etats-unis

Type : Drame

Durée : 1h59

Réalisation : Orson Welles

Avec Orson Welles (Charles Foster Kane), Joseph Cotten (Jedediah Leland, le reporter), Dorothy Comingore (Susan Alexander Kane), Agnes Moorehead (Mme Mary Kane), Ruth Warrick (Emily Monroe Norton Kane)…

Article de Jean-Michel Frodon (Le Monde 07-05-99).

Orson Welles et Citizen Kane dynamitent les écrans américains.

Citizen Kane. Le premier film de ce cinéaste de vingt-cinq ans issu du théâtre ne constitue pas seulement la manifestation d’un génie inventif. Il révolutionne la mise en scène cinématographique et offre une multiplicité de points de vue.
Citizen Kane sort le 1er mai 1941 aux Etats-Unis et ne ressemble à rien de connu. En apparence, biographie à la gloire de Charles Foster Kane, magnat de l’industrie et de la presse, ce puzzle offre une multiplicité de points de vue et révolutionne la mise en scène cinématographique : effets spéciaux, images composites, montage, rimes visuelles, narratives ou sonores. Génie nul en diplomatie, Orson Welles met déjà en péril son avenir à l’intérieur du système hollywoodien. Le film s’attire les foudres du grand patron de presse William Randolph Hearst, qui se sent visé et tentera de le racheter pour détruire le négatif. Welles a vu venir l’ascension du quatrième pouvoir, le contrôle industriel de l’information qui modifie les règles du jeu politique.


Mai 1941. Citizen Kane, premier film d’un cinéaste de vingt-cinq ans, déjà adolescent prodige du théâtre américain et figure en vue du monde de la culture et des médias, de New York à Los Angeles, ne ressemble à rien de connu. Comme si, d’un coup, un jeune géant rieur et orgueilleux avait tout inventé. C’est faux bien sûr. Mais invention, réinvention, ou utilisation novatrice de propositions déjà explorées par d’autres, ce film sorti aux Etats-Unis le 1er mai 1941 et que l’Europe continentale découvre à la fin de la guerre (en France, le 3 juillet 1946) est bien un séisme dans l’histoire de ce qu’on a appelé l’art du siècle, le cinéma.


De quoi s’agit-il ? En apparence, d’un genre qu’affectionne Hollywood, le film biographique à la gloire des grands personnages que le cinéma américain aime à élever en héros exemplaire offert à l’admiration des foules. En fait, de la désarticulation savante et magnifique du genre pour élaborer, avec les mêmes éléments disposés autrement, une idée créatrice de la mise en scène.
Le film s’ouvre sur la mort de Charles Foster Kane, magnat de l’industrie et de la presse retiré dans son palais baroque après le scandale de moeurs qui a mis un terme à ses ambitions politiques. Un journaliste des actualités filmées va enquêter sur son passé et interroger ses proches afin de comprendre ce personnage excentrique et munificent. Avec un indice, un signe de piste, « Rosebud », terme incantatoire et mystérieux, le dernier mot prononcé par le mourant.



Outre la reconstitution de l’enfance et des débuts dans la vie du héros, on découvrira les multiples facettes du personnage grâce aux témoignages du banquier Thatcher, de Bernstein qui fut le collaborateur dévoué de Kane et de Leland qui fut son ami, de Susan, sa maîtresse devenue sa seconde épouse, et du serviteur des derniers jours, Raymond. Il n’y a pas de résolution à ce récit qui ressemble au grand puzzle montré dans l’une des ultimes séquences, au sein du palais de Xanadu. Là s’entassent les vains vestiges d’une razzia sur les trésors artistiques du monde, dans un décor à la profusion délirante qui aurait pu être celle de Kubilai Khan telle que la chanta Coleridge – En Xanadou, lui, Koubla Khan, S’édifia un fastueux palais… Kubilai Khan étant l’une des très nombreuses origines au patronyme Kane proposées par les exégètes, qui se réfèrent aussi volontiers à Kafka qu’à Conrad. Le premier long métrage d’Orson Welles devait en effet d’abord être une adaptation du roman Au coeur des ténèbres.
C’est la réalisation du court métrage Too Much Johnson qui aurait donné le virus de la réalisation à l’animateur du Mercury Theatre. Homme de scène (et de radio) autant reconnu comme acteur que comme dramaturge, Orson Welles a puisé dans le théâtre nombre des avancées modernes qui caractérisent la construction et la mise en scène de Citizen Kane. Progressiste sur le terrain politique (la pièce The Craddle Will Rock, exaltation de la lutte syndicale montée par lui à Broadway, fut interdite en 1937), Orson Welles a conçu un film qu’on peut lire comme la critique de l’ambition démesurée du grand patron à l’américaine. C’est pourquoi le magnat de la presse William Randolph Hearst, se sentant visé par le film, déchaîna ses journaux contre lui. Mais il est surtout un génial inventeur de formes, dont certaines s’inspirent de ces deux fondateurs de la modernité théâtrale que sont Brecht et Pirandello.
 
On retrouve la distanciation du premier avec le « film dans le film ». Du second, on reconnaît l’intercession d’un narrateur, la multiplicité des points de vue. La mise en cause de l’objectivité des faits montrés naît de l’addition des témoignages recueillis par Thompson. Mais Citizen Kane innove avec les outils du cinéma infiniment plus qu’il n’emprunte aux autres arts. Du scénario, cosigné avec Herman Mankiewicz, et qui bouscule à la fois chronologie et « niveaux de récit », jusqu’à la musique (de Bernard Herrmann), Welles modifie toutes les composantes de la mise en scène cinématographique.
Recourant aux effets spéciaux, il invente une écriture originale par les angles de caméra, les lumières excessivement puissantes ou faibles, le recours aux images composites, les cadrages à l’objectif grand angle (où l’on « voit les plafonds », signature anecdotique). S’y ajoutent l’intervention sur le son, le montage qui fait alterner des durées dilatées ou brutalement abrégées, la création de rimes visuelles, narratives et sonores. L’immense apport d’un tel film suscitera sans nul doute plus de vocations de cinéaste, et plus d’envie de penser et d’écrire sur le cinéma, qu’aucun autre titre de toute l’histoire de ce moyen d’expression.
Est-ce à dire que l’artiste démiurge (il est à la fois réalisateur, scénariste, interprète principal et producteur) a tout inventé ? Naturellement non. Les formalistes russes, les expressionnistes allemands, les adeptes du cinéma d’art français et d’autres Américains, de Griffith à Ford, ont exploré nombre des voies qu’emprunte Citizen Kane. Mais ce film, qui n’a à première vue rien d’« expérimental », propose d’un coup un point de convergence de tous ces apports, au service d’un grand récit d’ascension et de chute qui se place d’emblée dans le domaine du mythe.
Rompant avec les codes formels établis par l’industrie des images, il ne constitue pas seulement la manifestation d’un génie inventif hors pair. Lorsque Orson Welles lui-même déclare : « Le public est seul juge. Kane était à la fois égoïste et désintéressé, c’était à la fois un idéaliste et un escroc, un très grand homme et un individu médiocre. Tout dépend de celui qui en parle. (…) Le but du film réside d’ailleurs plus dans la représentation du problème que dans sa solution », il définit l’enjeu démocratique de la modernité cinématographique : la mise en scène ouverte, laissant place au spectateur au lieu de lui asséner un « sens de l’histoire » décidé hors de lui.

Extrait Video : Citizen Kane (1941) Orson Welles