Festen | Thomas Vinterberg | 1998

FESTEN (Fête de famille, Danemark, 1998, 106 min).

RÉALISATION : Thomas Vinterberg, Morgens Rukov, d’après une idée de Thomas Vinterberg.

PHOTOGRAPHIE : Anthony Dod Mantle D.

SON : Morten Holm.

MONTAGE : Valdis Oskardottir.

PRODUCTION : Nimbus Films APS.

INTERPRÈTES : Ulrich Thomsen (Christian Klingenfeldt), Henning Moritzen (Helge Klingenfeldt, le père), Thomas Bo Larsen (Michael), Paprika Steen (Helene), Birthe Neumann (la mère)


Délivrez-nous du père

DOGMA 95 est le nom du nouveau décalogue à quoi souscrit Thomas Vinterberg : ” Tu ne poseras pas ta caméra ; tu n’utiliseras pas de musique off ; tu ne feras pas d’images propres… “ Comme toujours avec les dogmes, l’important n’est pas d’y croire (aucun catholique romain ne croit sérieusement à l’infaillibilité pontificale), mais de s’obliger à y croire, et de se livrer pieds et poings liés à des vérités d’apparence. En cela, les signataires de la charte ont quand même une idée forte : le cinéma se doit d’obéir – avec toutes les transgressions d’usage – à des principes improbables qui lui sont extérieurs. Ce ne sont pas les films qui imposent leur forme, mais la forme qui est imposée aux films.

Festen, de Vinterberg ressemble beaucoup aux Idiots, de Lars von Trier, autre film-Dogme, sauf que Vinterberg est plus virtuose et qu’il s’autorise plus de dérangeantes audaces. Résultat : Festen est un film beaucoup plus réussi que Les Idiots. Réussi, au demeurant, n’est peut-être pas le mot puisque tout le film de Vinterberg joue le jeu d’une (fausse) incurie esthétique : découpé et monté en dépit du bon sens, cadré n’importe comment, pas éclairé du tout, mais joué admirablement, ce qui prouve s’il en était besoin que cette incurie n’a pas pour visée la laideur, mais une nouvelle beauté. Une beauté démocratique puisqu’elle renonce à tout ce qui est de l’ordre de la maîtrise technique et prône le bâclé et l’amateurisme formels. Dogmatique en diable, Vinterberg fait semblant de croire à l’art démocratique, il n’ignore pas qu’il faut encore savoir ne pas savoir faire. Pour le reste, Festen ressemble à un film nordique comme il a dû déjà s’en tourner beaucoup et dont le modèle idéal serait Fanny et Alexandre, d’Ingmar Bergman.

Une famille au-dessus de tout soupçon, grande bourgeoise et protestante, se réunit pour fêter le patriarche. Mais tout tourne mal parce qu’un des fils décide de déballer le secret de famille : le père violait ses enfants. Il faudra tout le film pour que les convives se décident à croire le fils violé. Où l’on voit que la question du Dogme a des applications concrètes. La vérité n’est jamais qu’une affaire de croyance, et les convives ne sont pas prêts à remettre en cause si facilement le patriarche qui fut la foi de leur vie. Il faudra au fils, symboliquement nommé Christian, une bonne dose de ténacité et une stratégie compliquée pour produire une nouvelle vérité, aidé en cela par un bienveillant personnel, cuisiniers et femmes de chambre réunis – la domesticité (c’est une affaire de classe) ayant toujours un autre credo que les maîtres.

Ce recours aux cuisines de la maison bourgeoise comme lieu de commentaire de l’action et moteur caché de la machine évoque bien sûr les mongoliens des cuisines de L’Hôpital et ses fantômes de Lars von Trier. Comme aussi il y a dans Festen un fantôme pour venir en aide à Christian (très beau moment). Allusion, hommage d’un Danois à l’autre, vol qualifié ? Plutôt recours à une culture commune où les arrière-mondes sont à portée de main et où le fantastique fait partie des meubles.

Stéphane Bouquet,

“Les Cahiers du cinéma”, juin 1998

Du Dogme à Hollywood

S’ÉTONNERA-T-ON d’apprendre que Thomas Vinterberg, né à Copenhague en 1969, a grandi dans une communauté hippie sans aucun point commun avec le cénacle bourgeois perclus de tabous qu’il démolit dans Festen ? Juste retour de bâton, le jeune Thomas devint premier de la classe et plus jeune diplômé de l’Ecole nationale du cinéma, celle où Lars von Trier avait lui-même étudié une dizaine d’années auparavant.

Si la famille comme cellule, ensemble de valeurs, n’a pas structuré son imaginaire, c’est pourtant une utopie familiale qui affleure dans son premier long métrage. Dans Les Héros, Thomas Bo Larsen et Ulrich Thomsen, deux marginaux loufoques, apprennent que l’un d’eux est père d’une fillette de 12 ans. Dès lors, ils n’ont de cesse de la sauver des griffes d’un beau-père violent pour l’embarquer dans leur “road trip” vers la Suède. Le conte doux-amer ne convainc guère, mais la fratrie de Festen est trouvée.

Concocté sur un coin de table avec trois amis cinéastes, le Dogme apporte au tout jeune Vinterberg une contrainte productive. Le 20 mars 1995, à Paris, au Théâtre de l’Odéon, Lars von Trier et Thomas Vinterberg lancent un paquet de tracts rouges dans l’assemblée qui célèbre le centenaire du cinéma. “Le cinéma antibourgeois est lui-même devenu bourgeois”, lit-on dans ce manifeste anti-auteur qui recommande de ne plus signer les films.

Les autres commandements de ce “voeu de chasteté” : décors et lumières naturels, son direct, caméra portée, unité de lieu et de temps, musique additionnelle, trucages et armes à feu interdits… De plus, les réalisateurs du Dogme s’engagent à s’abstenir de tout goût personnel et à ne plus se revendiquer artiste ! Au risque d’un rapprochement inattendu, il faut rappeler qu’un Jean Renoir eut à ses débuts un semblable mouvement de réaction envers le cinéma des années 1920 se déclarant pompeusement “artistique” : Mes camarades et moi, nous haïssions ce mot artistique, rappelle-t-il dans un entretien avec Jacques Rivette en 1966.

Caprice d’enfant gâté ? Restes d’éducation protestante ? Discours de la méthode ? Quoi qu’il en soit, en termes de publicité, le Dogme fonctionne, les demandes de labellisation des films abondent, encore aujourd’hui, en provenance du monde entier. Festen, avec ses airs de film de famille tournant au vinaigre, se pose en exemple séduisant de la ” purification ” des effets de style.

Pourtant, emporté par un succès inattendu, Thomas Vinterberg, invité au Festival de Cannes en 1998, dévia du Dogme en cédant aux sirènes ” bourgeoises ” du vedettariat. Il en oublia même de ne pas signer Festen… Le Dogme aura été pour lui un sésame temporaire. Festen, de loin son film le plus réussi, lui ouvre les portes de Hollywood pour davantage de compromis et un sentimentalisme aussi mièvre que dans Les Héros, avec It’s All About Love (2002). Même lorsqu’il adaptera, en 2003, un scénario de Lars von Trier, Dear Wendy, une parabole sur l’usage des armes à feu par les adolescents américains qui n’a pas, loin s’en faut, le brio de l’Elephant de Gus van Sant. Renverser le mauvais père n’aura pas suffi à l’enfant terrible du Dogme devenu son enfant gâté.

Charlotte Garson

“Les Cahiers du Cinéma”

Extrait : Festen (1998) Thomas Vinterberg